Un campement comme tous les autres : une douzaine de
tentes basses, en cuir rouge, disséminées au bord d'un oued toujours à sec, où
quelques touffes d'herbe jaunie tentent de lutter contre le sable envahissant
et la sécheresse persistante. Autour, les rochers noirs se découpent sur un
ciel trop bleu.
Aujourd'hui, le campement est en effervescence ; on
sent la nervosité générale : femmes et enfants vont, viennent, sans but
précis, d'une tente à l'autre ; les esclaves noirs eux-mêmes partagent
l'anxiété de leurs maîtres et, bien que leur activité semble débordante, le
travail habituel n'avance guère : mon boy lui-même, quoique assez peu
intéressé par la question, ne tient pas en place, et j'avoue être assez inquiet
pour mon repas de midi ; quant à ma compagne « targuiat », elle
est partie rejoindre ses amies et je la vois s'agiter comme les autres entre
les feux. Ce remue-ménage inusité dans le camp d'une grande famille de nobles « touareg »
a une cause politique : les élections (tout comme en France). Aujourd'hui,
à Tamanrasset, en présence du colonel commandant le territoire, l'assemblée des
fils de grandes tentes élit le nouvel aménokal, c'est-à-dire le chef politique
de toute la confédération du Hoggar, l'homme qui possède l'influence la plus
grande sur tout le Sahara central, celui que l'Administration traite plus comme
un sultan ami que comme un subordonné puisque nous ne nous sommes pas installés
ici en conquérants, mais bien en protecteurs à la suite de la convention d'In
Salah en 1904.
L'un des candidats, celui qui a d'ailleurs le plus grand
nombre de partisans, est Bey ag Akhamouk, dont le père fut aménokal autrefois,
chef de la fraction qui m'héberge actuellement, et cela explique l'inquiétude
qui règne dans le campement. Les hommes sont partis à Tamanrasset prendre part
au scrutin, mais femmes, adolescents, enfants et même serviteurs noirs
s'intéressent au résultat qui peut faire d'eux ce soir, comme au temps du père
du candidat actuel, la première famille du Hoggar, ou, au contraire, les
ravaler au rang de simples sujets. Il y a trois candidats : l'un d'entre
eux, fils de l'aménokal qui vient de mourir, n'est guère dangereux : il
n'a pas le droit, selon les coutumes touareg, de succéder à son père et il n'a
posé sa candidature que pour le principe, comme le fit Bey autrefois, à la mort
d'Akhamouk. L'« aménokalat » est en effet héréditaire, mais c'est le
fils aîné de la sœur aînée qui, normalement, est héritier du pouvoir. Quand le
sultan décédé n'a pas de sœur, et c'est le cas aujourd'hui, le nouveau chef est
choisi parmi ses neveux. Or, l'un des cousins de Bey, le vieux et sage Bilbil,
pourrait fort bien réunir de nombreux suffrages, et c'est ce qui inquiète mes
aimables voisins.
Je n'ai évidemment pas les mêmes raisons qu'eux d'être
nerveux ; par contre, je commence à m'inquiéter sérieusement pour mon
repas de midi et bien m'en prend, car rien n'est prêt ; mieux : le
feu n'est pas encore allumé ; je finis par déjeuner de petits pois en
conserve, froids, et d'une boîte de sardines, ayant renoncé à obtenir de mon
cuisinier autre chose qu'une agitation stérile.
Aussitôt après le repas, les jeunes gens du campement, las
de tourner en rond autour de leurs tentes, viennent me voir. Nous parlons ;
ils veulent surtout connaître mon opinion quant à la grande affaire du jour et
me demandent mes pronostics, mais, tout en essayant de les rassurer, je me
garde bien d'être trop affirmatif : on ne sait jamais ce qui peut sortir
d'une assemblée targuie, car ces grands guerriers sont facilement influençables
et, avec eux, le dernier qui a parlé a souvent raison. Pour détendre les
esprits, je propose une séance de phonographe, mais la « boîte à chansons »,
qui a d'habitude un énorme succès, ne soulève aujourd'hui qu'un intérêt poli,
et j'écourte le concert. Nous buvons le thé, que mon maître Jacques a enfin
réussi à préparer, et mes jeunes hôtes en profitent pour me réclamer des
précisions quant à l'élection de l'« aménokal des Français ».
J'essaie de décrire, en le mettant à leur portée, notre congrès de Versailles, qu'ils
comparent aussitôt, et à juste titre, à l'assemblée des nobles et des chefs
vassaux qui a lieu en ce moment à Tamanrasset ; par contre, ils sont un
peu surpris d'apprendre que notre président de la République n'est pas
obligatoirement un ancien chef de guerre ; pour ces fils de razzieurs et
de guerriers pillards, notre conception pacifique du chef de l'État paraît
inadmissible. Nous en sommes là de nos échanges de vues sur les problèmes
gouvernementaux lorsque le petit Chennani, l'oreille fine de la bande, prétend
entendre un moteur.
— C'est le vent dans les cordes de la tente, affirme Mostefa,
dont l'esprit de contradiction est proverbial.
Mais un coup d'œil à l'extérieur nous révèle une agitation
insolite parmi les femmes, qui, mieux placées que nous, ont dû entendre aussi
un bruit inhabituel. D'ailleurs, ma compagne locale revient en trottinant et
annonce, essoufflée :
— L'karrabat tan el kobtan, ettoussed ... elgatgat
(1).
On peut se fier à elle : son oreille est infaillible
pour reconnaître, de très loin, les divers véhicules de l'annexe. Effectivement
le bruit se précise, et ma chienne fixe attentivement le point de l'horizon
d'où débouchent habituellement les véhicules qui viennent ici.
Craignant l'arrivée d'un « grand chef blanc », je
me dépêche de passer un « boubou » propre et de peigner à la fois
cheveux et barbe, toujours hirsutes. Je n'ai pas terminé ma toilette de chat
que les cris de la jeune génération m'apprennent que le camion perturbateur
doit être en vue. En effet, c'est la voiture du capitaine, mais, distinguant des
voiles touareg sur le siège d'honneur, à l'avant, j'en déduis que seul le
chauffeur doit être français et mes prévisions sont justes. Le Dodge vient
s'arrêter devant les tentes, et Bey en descend, majestueux et lent, comme il convient
à son rang et à sa nouvelle dignité, car, ça ne fait plus de doute pour
personne, si le capitaine a déplacé son propre véhicule pour le reconduire,
c'est qu'il a été élu aménokal. Enveloppé de ses voiles bleus, drapé dans son
châle soudanais rayé, grandi encore par son chech en forme de heaume, il attend
patiemment qu'on vienne à lui. Les rangs s'écartent pour me laisser saluer le
premier, ainsi qu'il est normal puisque je suis le plus âgé des hommes restés
au campement, le nouveau chef d'un territoire plus grand que la France. Nous
n'échangeons que les salutations habituelles et je me garde bien de poser des
questions, ce serait déplacé. Déjà, de jeunes négresses ont étendu de grands
tapis devant sa tente, et l'énorme bouilloire digne d'un grand chef (elle
contient plus de dix litres) est sur le feu pour la préparation du thé rituel
de bienvenue. Alors trois masses bleuâtres qui étaient restées accroupies à l'arrière
du camion se déploient lentement et descendent à leur tour. Ce sont Marly,
Mohammed et Mellouy, le fils aîné de l'aménokal précédent ; tous trois
viennent certainement d'être nommés « khalifas » (2).
Tout le monde prend place sur les tapis, assis en tailleur,
après avoir enlevé ses sandales ; les adolescents s'installent un peu à
l'écart ; quant aux femmes, elles se sont dispersées : il n'est pas
séant qu'elles assistent aux réunions sérieuses des hommes.
— Le colonel vient, ici demain à onze heures, m'annonce
Bey. Il me remettra le burnous officiel en présence de mes partisans.
— Toutes mes félicitations ; puisse Dieu te donner
un long règne exempt de toute chose mauvaise. As-tu eu de nombreuses voix à
l'assemblée ?
— Tous les grands chefs ont voté pour moi.
J’apprendrai demain qu'après deux heures de délibération
tous les membres présents ont voté pour lui, sauf ses deux rivaux qui se sont
abstenus.
Nous mettons au point, en commun, les détails de la
réception de demain et le nouvel aménokal est très natté lorsque je lui propose
de l'accompagner à la tête de sa garde d'honneur, montée sur les plus beaux « méhara »
du monde, qui ira attendre les camions du colonel à une heure de marche d'ici
et les escortera jusqu'au campement. Déjà, les femmes s'affairent à monter les
tentes destinées aux invités et, le chauffeur ayant manifesté l'intention de
repartir vers Tamanrasset, je laisse Bey à ses nombreux préparatifs après lui
avoir promis le concours de mon cuisinier qui a l'habitude des petites manies
des Français, et je rentre chez moi, où, bien entendu, il n'y a personne sauf
le petit microbe d'Aïcha, cinq ans, qui m'annonce en zézayant que Di Ali, mon
maître Jacques, est allé conférer avec Demla, belle-mère du nouvel aménokal,
sur le menu de demain. En attendant ce festin pantagruélique, j'ai nettement
l'impression que mon repas de ce soir est fortement compromis.
Profitant de ma solitude, j'essaie de faire le point après
les événements de la journée. Le nouveau chef des dix mille nomades du Hoggar,
l'homme dont le rayonnement s'étendra demain d'In Salah aux rives du Niger, est
un gaillard de 1m,90 de haut, admirablement proportionné (il doit
peser près de 90 kilos), âgé d'environ quarante-cinq ans. Fils de l'ancien
aménokal Akhamouk, dont la renommée fut très grande, il a été élevé, dès son
plus jeune âge, dans l'ambiance qui convient à un futur chef targui. Habitué à
voir son entourage se soumettre à sa loi, il est naturellement autoritaire et
fier, et son premier mouvement est presque toujours violent ; mais il a un
grand respect pour la vieille Demla, sa belle-mère, la femme la plus intelligente
que j'aie jamais rencontrée en pays targui : elle l'a toujours conseillé
utilement et continuera certainement à le faire malgré sa nouvelle dignité.
Très susceptible, mais loyal et franc, car trop orgueilleux de lui-même pour
s'abaisser au mensonge, il sera possible au chef d'annexe d'entretenir avec lui
d'excellentes relations et de le faire agir suivant les vues de
l'Administration française. Je l'espère du moins, car cet ancien révolté a une
très grande autorité sur toutes les tribus et cela lui conférera un pouvoir
presque absolu. Si la coutume l'oblige bien souvent à prendre l'avis de ses
trois khalifas, ou même, dans les cas graves, celui des chefs de tribus, il est
à peu près certain que ceux-ci seront toujours de son avis. Seul Marly, avec le
privilège que lui confèrent son âge et son intelligence vraiment
extraordinaire, osera le contredire.
D'une façon générale, l'aménokal est effectivement le chef
de tout le pays et lui seul a le droit de frapper l'immense « thobol »
de guerre qui s'entend à des kilomètres et qui appelle tous les hommes valides
au combat. Malgré les apparences, en droit targui, il n'est pas inamovible, et
la même assemblée qui l'a élu peut tout aussi bien le déposséder et nommer son
successeur. Depuis un siècle, ce cas ne s'est présenté qu'une fois lorsque Attissi,
partisan de la lutte à outrance contre les Français, dut s'enfuir aux Ajjer
après que les notables l'eurent chassé pour élire à sa place Moussa ag Amestan,
aux sentiments francophiles.
Les pouvoirs répressifs de l'aménokal sont assez peu étendus
et se bornent à des amendes, souvent très lourdes, infligées pour coups et
blessures ; refus d'obéissance ou retard dans l'exécution d'un ordre ;
le droit de vie ou de mort, qu'il possédait autrefois, lui a été enlevé par
l'Administration. La prison étant déshonorante pour un Targui, il n'a jamais
employé cette punition. Il tranche également tous les litiges qui peuvent
survenir entre ses administrés au sujet d'héritages, de divorces, de
transactions, de bêtes égarées ou de limites de pacage. Il a le droit de
s'opposer à un mariage non conforme aux traditions et est le seul à pouvoir
autoriser, après approbation du chef de la tribu intéressée, la vente d'un
terrain. Toutes les terres appartiennent en effet, indivises, à la confédération
tout entière et chaque fraction n'est que l'usufruitière de sa zone de parcours ;
elle paie chaque année à l'aménokal un tribut : la « tioussé »,
sorte de loyer des terres, qui permet à celui-ci de tenir son rang.
Si l'influence temporelle du chef de la confédération ne
paraît pas, à première vue, être extrêmement importante, son autorité
spirituelle est très grande. Aucun Targui n'entreprendra une action importante
sans en référer à son chef, il n'obéira pas plus à un ordre de l'autorité
française sans en avoir reçu l'autorisation de l'aménokal et se fera toujours
représenter par lui auprès du chef d'annexe. De plus, le sultan du Hoggar est
chargé de collecter les impôts dont il est responsable du paiement et touche
une subvention qui lui permet d'entretenir son goum permanent jouant le rôle de
police montée à l'intérieur de la confédération. L'aménokal, quoique élu et
révocable, est bien un chef au pouvoir absolu ...
Perdu dans mes pensées, je ne me suis pas aperçu que la nuit
était tombée et que les chèvres bêlaient désespérément en attendant la traite.
Je me décide à aller moi-même les débarrasser de leur lait et j'ouvre ma
deuxième boîte de sardines de la journée, bien persuadé que je ne reverrai
aucun de mes commensaux habituels avant l'heure du coucher. De grands feux sont
allumés un peu partout dans le campement et tout le monde s'agite, mais cette
fois avec un but bien déterminé : la fête de demain, manifestation dont on
parlera longtemps aux veillées sahariennes, car c'est la première fois, depuis
le général Laperrine, qu'un colonel français se déplacera dans un campement
pour introniser un nouvel aménokal au milieu de son peuple.
Jean ANDRÉ.
(En mission chez les Touareg.)
(1) « Le camion du capitaine, il arrive ... le 4 x 4. »
(2) Khalifa : adjoint de l'aménokal, peut le remplacer en certaines circonstances.
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