Cet article s'adresse notamment aux jeunes qui songent à
s'expatrier aux colonies pour y travailler, s'y créer une situation et
connaître aussi l'attrait du voyage et la découverte d'un pays nouveau. Mais
comme au Canada, où des milliers de Français se sont déjà rendus, la vie n'est
pas toujours facile et les déceptions sont parfois amères.
Connaissant différents territoires de cette Fédération, leur
chef-lieu et leur brousse, il m'est permis d'apporter à ceux qui croient encore
faire fortune-éclair aux pays chauds une expérience très objective des
conditions d'existence en A. O. F.
On voit depuis quelques années un nombre important de
métropolitains déferler en Afrique noire, les uns avec un contrat en poche, les
autres au petit bonheur, et nous, coloniaux, nous étonnons un peu de cette
avalanche quand on connaît les déboires que ce pays réserve aux esprits
aventuriers. Dakar (pour le Sénégal, la Mauritanie et le Soudan), Conakry (pour
la Guinée), Abidjan (pour la Côte-d'Ivoire, la Haute-Volta et le Niger), Lomé
(pour le Togo) et Porto-Novo (pour le Dahomey) sont les principaux ports de
débarquement. C'est là qu'on attend la décision du patron ou du directeur pour
le lieu de résidence, ou celle du gouverneur pour le poste d'affectation ;
certains fonctionnaires ont l'avantage de connaître leur « point
d'atterrissage » sur le bateau ; les militaires, en principe, ne le
savent jamais.
Où et comment être bien renseigné sur la question de
l'embauche, des places vacantes, des offres qui sont faites par les entreprises
de toute nature ? Tout d'abord, se méfier des réclames alléchantes des
journaux et magazines qui promettent des situations élevées dans le minimum de
temps. Les bons reportages sont rares, parce que trop nombreux et rapidement
exécutés sur les lieux ; ils se traduisent souvent par de belles
photographies en couleurs. Donc, si faire se peut, avoir des relations
coloniales, visiter le Centre d'information de la France d'Outre-Mer, 26, rue
La Boétie, à Paris, et lire le guide de l'A. O. F. Ce guide, qui donne
une idée succincte mais exacte des possibilités des territoires et du nombre d’habitants
européens dans les plus petits centres, renseigne également sur les adresses
des maisons de commerce, industries, entreprises et mines.
Mais le fait d'avoir trouvé une place implique une certaine
réflexion : la teneur du contrat ; il faut bien étudier celui-ci et,
comme on dit, savoir lire entre les lignes. Faire attention à la durée du
séjour, en principe deux ans et demi la première fois, avec quatre mois de
congé payé ; la question logement réserve des surprises fâcheuses dans
beaucoup de petites entreprises qui n'ont pas les fonds nécessaires pour
assurer un logement meublé correct. Pour ce qui est du traitement, ne pas
s'extasier sur une somme de 80.000 ou 90.000 francs métropolitains ; le
temps du poulet à 20 francs est, hélas ! bien loin maintenant. Considérez
que les deux tiers de cette somme sont nécessaires pour assurer un petit train
de vie. Et, chose primordiale dans le contrat, le voyage aller et retour doit
être payé par l'employeur, au minimum en 3e classe ; les
grosses maisons de commerce font venir leurs employés par avion.
Venons-en aux conditions minima pour s'aventurer sous le
soleil des tropiques. Il est bien entendu qu'une bonne santé est primordiale ;
avec un foie et un cœur en bon état, on résiste bien avec un genre de vie
raisonnable. Les personnes minces souffrent moins, de la chaleur que les
personnes fortes. Les conditions d'âge et de situation de famille varient
suivant les employeurs. Les grosses entreprises, industries ou maisons de
commerce recrutent uniquement des jeunes, célibataires, qui vivent en popote et
sont généralement bien logés, avec tout le confort nécessaire.
Les spécialistes sont favorisés, car c'est à eux qu'on fait
le plus souvent appel : mécaniciens, électriciens, conducteurs motors-graders,
diesel, ingénieurs des Travaux publics, des Mines, Agriculture, conducteurs de
travaux, plombiers, monteurs, topographes, géomètres, forestiers,
experts-comptables, employés de banque. En dehors de ces spécialités, il y a de
la place pour les médecins, les infirmières, les chirurgiens-dentistes ;
le Service de Santé souffre du manque de personnel. Je conçois très bien que
cela ne vaut pas un gentil petit cabinet parisien, mais le coût des longues
études est bien vite remboursé, les clients ne manquent pas ; seulement,
il faut des caractères bien trempés.
Pour les femmes qui accompagnent leur mari et qui désirent
travailler, elles trouvent encore facilement des emplois dans les Administrations,
maisons de commerce, banques, etc.
Comment travaille-t-on en Afrique noire ? L'ère des
pionniers étant terminée, celle des techniciens commence. On est à l'époque des
grandes réalisations et c'est pour cela que l'on recrute la main-d'œuvre
spécialisée, celle-ci n'existant peu ou point dans la masse africaine. Le
nouveau débarqué s'aperçoit bien vite que l'Européen ne chôme pas. On travaille
comme en France, même plus qu'en France si l'on considère le climat, qui oblige
à redoubler d'efforts, notamment dans les métiers durs exposés au soleil :
agents de plantation, conducteurs de travaux sur les routes, etc. On commence
la journée à 7h.30 ou 8 heures, on la finit à 17 heures ou 17h.30, avec arrêt
de deux heures le midi ; peu de semaine anglaise. L'Européen forme les
cadres, mais il faut beaucoup d'énergie et de patience avec l'Africain, qui
évolue lentement dans le domaine travail. Il n'y a guère que dans les
administrations ou dans le commerce qu'il est possible de trouver des commis
africains susceptibles d'égaler les Européens (commis de bureau,
dactylographes, comptables).
Quant au standard de vie, il est le suivant. Les gains
peuvent s'échelonner de 75.000 à 100.000 francs métropolitains, compte tenu des
années de service, les allocations familiales en sus. Le logement et le
mobilier sont assurés, pour les contractuels, dans de bonnes conditions,
surtout dans les grosses entreprises, maisons de commerce ou autres. Les
employés de commerce ont une remise sur les achats et perçoivent en fin d'année
d'importantes ristournes. Les prix sont en général les mêmes qu'en France, sauf
pour les loyers, pour lesquels aucune limite n'a encore été déterminée. À Dakar
ou Abidjan, la chambre d'hôtel varie entra 2.000 et 2.400 francs la nuit ;
il y a le confort heureusement, ceci pour le passager. Pour les domiciliés, la
chambre au mois, sans confort, coûte dans les 10.000 francs ; un
appartement 2-3 pièces, 30.000 à 40.000 francs dans les nouveaux buildings, ou
36:000 à 48.000 meublé dans les maisons-ballons de « Nichonville »,
banlieue de Dakar. Il faut donc un bon traitement pour se permettre ce luxe
obligatoire. La ville de Dakar a construit, certes, mais pour des richissimes.
En ce qui concerne l'alimentation, les prix dépassent
certainement les prévisions de la ménagère métropolitaine. Le marché n'a lieu
que lorsque le bateau arrive, le marché indigène ne pouvant donner que des
fruits locaux et la viande. Tout le monde attend les arrivages avec impatience ;
alors on sert la ville, et la brousse s'il en reste ; autant dire que le
pauvre broussard qui ne possède pas un vaste frigidaire ne mange pas souvent de
soupe aux légumes. Ceux-ci sont d'un prix élevé, comme vous allez pouvoir en
juger. Prix en francs métropolitains :
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le kilo. |
|
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le kilo. |
pommes de terre |
80 |
|
pommes, |
340 |
choux-fleurs, |
240 |
|
poires, |
350 |
carottes |
120 |
|
beurre |
1200 |
artichauts |
400 |
|
vin |
100 à 120 |
endives |
200 |
|
vins fins |
300 à 500 |
navets |
120 |
|
apéritifs |
450 à 800 |
poireaux |
200 |
|
poulets de France |
1.600 à 2.400 |
oignons |
120 |
|
viande de France |
1.600 à 2.000 |
Les légumes locaux sont pour ainsi dire inexistants, seule
la viande de boucherie : bœuf, mouton, porc, est à des prix abordables,
entre 400 et 500 francs le kilo, mais vendue dans des conditions telles par les
indigènes qu'il est préférable de ne pas assister à la vente ; votre repas
serait terminé d'avance. Vous ne voyez donc aucune Européenne à la soi-disant
boucherie, en brousse. Les grandes villes ont la faveur de boucheries
installées d'une façon normale.
L'électricité et l'eau se payent cher, comme en France
d'ailleurs. La cuisine est faite en majorité sur des réchauds à pression qui
durent six mois en moyenne et coûtent 2.000 francs ; le pétrole coûte 40
francs le litre. C'est donc une dépense assez importante si vous avez en outre
un réfrigérateur à pétrole (il y en a très peu à l'électricité) et deux
réchauds à pression, car il vous faut au moins 100 litres de pétrole par mois,
d'où 4.000 francs. J'arrête là cette énumération que je crois suffisante pour
donner une idée du budget familial.
Pour l'habillement, qui est en somme très réduit, certains
avantages se font sentir. Les hommes portent la toile ou gabardine légère
blanche ou kaki, font des économies de cravates ... et se chaussent
légèrement. Les femmes ne portent, en principe, que le casque, capeline liège
ou paille ; beaucoup trop, par exemple, ne portent rien du tout ;
c'est la plus grave imprudence qu'on puisse faire, mais que dire contre la
coquetterie féminine ! Le mari est indulgent devant l'économie des bas et
des gaines; elle est appréciable, j'en conviens. Quant aux robes de cotonnades
vite lavées et pour la plupart du temps confectionnées par l'épouse, ce n'est
pas la ruine du ménage ...
Et j'en termine de cet exposé en donnant encore ces conseils
aux jeunes : si vous venez en célibataires, c'est très bien ; si vous
êtes marié, sans enfant, ou que ceux-ci soient en âge d'aller à l'école et que
la mère travaille, c'est encore très bien ; mais si le mari est seul à
travailler, c'est vraiment risquer l'aventure. Ne soyons cependant pas
pessimiste et souhaitons bonne chance à tous ceux qui veulent étendre au delà
des mers le rayonnement de notre douce France.
R. BASTIEN.
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