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La civilité vers 1830

La lecture des vieux ouvrages de civilité offre un certain charme pour qui veut connaître l'atmosphère d'une époque ; certaines recommandations nous semblent terriblement désuètes, d'autres étranges, quelques-unes choquent même nos idées modernes.

Prenons pour guide le Code de l’usage, de J. Lions, publié en 1827. L'auteur y énumère toutes les erreurs à éviter dans le monde ; tout d'abord celles que l'on commet en prenant place dans un salon. À la suite d'une longue énumération, notre critique écrit avec emphase :

« On peut dire que ceux qui font de telles fautes sont à la fois dépourvus de tout jugement, grossiers par inclination et, conséquemment, inaccessibles à tout sentiment délicat ; et l'on ne peut reconnaître en eux la moindre trace de cette grâce extérieure qu'on apprend à l'école de l'urbanité. »

Écoutons donc les leçons de celle-ci.

J. Lions, examinant la manière de se tenir dans un salon, recommande aux époux de surveiller leur langage, le mari ne doit pas désigner sa femme par « un terme folâtre, et on peut même dire ignoble, comme ma poule, mon ange, etc. ». Une femme a également mauvaise grâce en tutoyant son mari « devant des personnes de distinction, de l'apostropher autrement que par le mot mari ». Une visite nécessite tout un savoir-vivre. « La bienséance exige que l'on soit en habit court, que l'on porte des souliers et non des bottes ; la couleur des habits la plus convenable, celle qui est la plus universellement reçue, est le noir. Il n'y a pas très longtemps que l'usage voulait, et c'était de rigueur, qu'on portât des culottes et des boucles aux souliers ; mais aujourd'hui on est bien moins sévère à cet égard, et presque tous les jeunes gens se présentent en pantalons et même en bottes ; cette mise est reçue et n'offusque personne. » Très sérieusement, J. Lions recommande au lecteur se trouvant chez quelqu'un en hiver de ne pas cracher sur les tisons de la cheminée et à une femme de ne pas trousser ses jupes pour mieux se chauffer ! Si, en dépit du feu, une personne éternue, on ne doit pas la saluer par un retentissant « Dieu vous bénisse ! » ou « À vos souhaits ! », ce sont là des platitudes d'homme mal élevé. Ce geste très simple a d'ailleurs tout un petit cérémonial : « Si vous ne pouvez vous-même résister au besoin d'éternuer, faites-le avec le moindre bruit possible, vous couvrant aussitôt le visage avec votre mouchoir, s'il est à votre portée, ou portez seulement votre main au front en témoignage de respect, et exprimez par un léger mouvement de tête votre regret ... »

L'orchestre a entamé une danse en vogue et le professeur de bonnes manières surveille son élève. Il doit se présenter au bal « avec décence et d'un air gracieux » ; celui qui ne saurait valser en mesure doit éviter résolument d'inviter une demoiselle. Pendant le carnaval, des masques parfois font irruption dans la pièce ; on doit les recevoir avec des égards, car, parmi eux, il peut se trouver un important personnage.

Vers 1830, le théâtre est la grande distraction de nombreux parisiens. Les hommes doivent, dans une loge, se placer au second rang, afin de laisser le premier aux dames. « Toute personne honnête et paisible, ajoute J. Lions, s'abstiendra de tourner le dos à la scène. » On aime aussi organiser de petites soirées familiales au milieu desquelles un domestique passe des plateaux chargés de flacons de sirops de capillaire ou d'orgeat, régal des jeunes filles qui ignorent encore les boissons fortes de leurs arrière-petites-filles. Fréquemment, on invite ceux qui possèdent des « talents de société » à en faire bénéficier l'assistance. Ici, J. Lions fronce le nez et, gravement, nous avertit : « Celui ou celle qui chante, ou qui joue d'un instrument, qui serait prié, par un nombre plus ou moins grand des personnes de la société, de chanter ou de jouer, fera fort bien de s'abstenir de ces sortes de simagrées d'usage, comme de tousser, de cracher, ou de rester trop longtemps à mettre son instrument d'accord ... »

Les voyages, à cette époque, sont longs, les lourdes diligences arrivent cahin-caha devant la porte du relais ou de l'auberge. Il y a évidemment toute une civilité du tourisme ; dans ces hôtelleries dépourvues de confort, on couche dans une grande chambre, ou plus exactement dans une sorte de dortoir. En ce cas, l'inférieur doit attendre docilement que la personne plus élevée en rang ou en situation ait enlevé ses vêtements et se soit glissée dans les draps, mais, le matin, il faut faire le contraire : c'est là le suprême bon ton.

À table, on doit se garder de montrer par trop de goinfrerie, il est incorrect de se précipiter sur le rôti, et J. Lions ajoute : « Coupez de votre pain le morceau que vous mettez à la bouche ; gardez-vous de le mordre ou de le casser avec les doigts ; coupez aussi par morceaux votre viande que vous porterez à la bouche avec votre fourchette et non autrement. Essuyez vos doigts à votre serviette, si le besoin le requiert, mais que ce ne soit pas trop fréquemment ; gardez-vous de les lécher, ce serait une incivilité insigne et une malpropreté dégoûtante. Essuyez votre couteau et votre fourchette, quand ils sont gras, à votre serviette, et jamais à la nappe. Ne portez avec vos doigts à la bouche autre chose que le pain. »

Les bonnes manières pénètrent même dans la salle de bain et l'érudit Robert Burnand rapporte à ce sujet : « Prenez des bains, si les médecins vous l'ordonnent, mais toujours avec précaution et jamais plus d'une fois par mois. Ne vous y attardez en aucun cas. Il y a je ne sais quoi de mou et d'oisif à rester ainsi dans une baignoire et qui convient mal au caractère d'une jeune fille. » Ainsi s'exprime un élégant Manuel de civilité, dont l'auteur prend soin de souligner qu'il s'adresse aux jeunes filles du meilleur monde. Que pouvait-il donc conseiller aux demoiselles d'une classe inférieure ?

J. Lions donne ensuite quelques judicieux avis sur la façon de s'habiller. « Il faut, dit-il, suivre la mode sans exagération, mais ne pas être en avance sur elle. »

Quelques années plus tard, un fécond polygraphe, nommé Blocquet, auteur d'innombrables ouvrages sur les sujets les plus variés, fait imprimer un petit code de la civilité à l'usage des enfants. C'est une petite brochure imprimée sur du mauvais papier et couverte d'un vulgaire papier de couleur orange qui devait servir à tapisser les placards où la mère de famille rangeait des pots de confitures.

Ce manuel de savoir-vivre est avant tout pratique et simple, mais il nous offre aussi des recommandations absolument effarantes ou même impayables.

En visite, la jeune personne doit suivre un certain nombre de règles très strictes, par exemple celle-ci : « Lorsque vous serez assis, ne vous étendez point sur votre siège, ne croisez pas les Jambes, ne vous balancez point, mais tenez-vous droit, les pieds posés à terre. Pendant les visites, un garçon doit tenir son chapeau sur les genoux, sans en faire paraître l'intérieur ; une fille tient son sac également sur les genoux, ou bien elle met ses mains l'une sur l'autre. » Blocquet ajoute qu'on doit éviter de souffler une chandelle devant quelqu'un « et ne jamais offrir à flairer quelque chose qui aurait une mauvaise odeur ».

Le bambin est invité, de la façon la plus pressante, à ne pas imiter la trompette en se mouchant, à la suite de quoi l'auteur du Manuel de civilité ajoute gravement : « Ne nettoyez point vos dents, ne coupez point vos ongles, ne vous lavez pas les pieds ou les mains et abstenez-vous de réparer le désordre de votre toilette devant qui que ce soit. » L'enfant poli n'ôtera pas ses souliers pour se chauffer les pieds à la cheminée lorsqu'il sera chez quelqu'un.

En se promenant dans la rue, le futur homme du monde fera la plus grande attention à éviter certaines erreurs fâcheuses pour sa réputation. Si, à quatre heures, il a une irrésistible envie de croquer une pomme ou une tablette de chocolat, il doit d'abord penser que cela ne « se permet qu'aux enfants en très bas âge, dont les besoins se renouvellent sans cesse » ; ainsi sa faim passera tout naturellement et il se sentira, peu à peu, devenir un garçon bien élevé.

Blocquet blâme fortement les garnements qui ont « la hardiesse d'attacher du papier sur les vêtements ; d'imprimer, avec un chapeau blanchi, des rats sur le schall des dames, de seringuer les passants, d'agacer leurs chiens », farces classiques qui ont fait la joie de nombreuses générations, mais réprouvées par le bon ton.

Il était alors très incivil de demander à quelqu'un des nouvelles de sa santé, à moins qu'il n'ait été malade récemment.

Le chapitre des bienséances de la table est un des plus importants. Blocquet, qui a publié plusieurs livres sur la gastronomie, connaissait bien la question. En des phrases simples, à la portée de son petit monde de lecteurs, il a exposé les principes essentiels de la bonne tenue devant une assiette ; il écrit par exemple : « Si vous trouvez, dans ce que vous avez sur votre assiette, soit un cheveu ou un insecte, soit quelque autre objet répugnant, ôtez-le avec précaution et posez-le sur le bord de votre assiette, de manière qu'il ne soit aperçu de personne et de crainte de faire partager aux autres le dégoût que vous pourrez ressentir. » Certaines coutumes bachiques commençaient à disparaître, elles n'étaient plus guère en honneur que dans certaines provinces, mais le Manuel de civilité, toutefois, leur consacre quelques lignes : « Quoiqu'il ne soit plus d'usage de boire à la santé, si quelqu'un boit à la vôtre, inclinez-vous modestement pour le remercier. Si on porte la santé d'un des convives, buvez, après avoir fait une inclination respectueuse à la personne dont on porte la santé. Il n'est point permis à un enfant de porter une santé ; ce droit n'appartient qu'aux personnes les plus distinguées de la table. »

Il est impossible de passer en revue tous les paragraphes de ces codes du savoir-vivre. Peut-être les quelques extraits que nous venons d'en donner permettront-ils, malgré tout, à nos lecteurs d'évoquer la vie d'autrefois, les femmes aux capotes fleuries, les hommes aux modes bizarres et ces petits enfants en jupes ou aux pantalons dépassant largement la robe qui, les mains croisées, juchés sur le rigide fauteuil du temps, devaient bien s'ennuyer le dimanche ...

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 318