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Le nid de busards

Le soleil printanier gonflait les bourgeons des vieux chênes clairsemés parmi les brandes. Quelques arbres plus précoces portaient déjà des feuilles, de belles feuilles toutes neuves que de minuscules oiseaux insectivores commençaient d'explorer. Les notes saccadées des plus assidus, les pouillots véloces, sonnaient clair dans l'air matinal et répondaient aux appels des coucous se pourchassant dans les bouquets de pins. Un mince filet d'eau, issu des mousses gorgées par les pluies d'hiver, murmurait dans le bas-fond, entretenant une fraîcheur propice. Dans les bruyères mêlées d'ajoncs et de ronces, la femelle du busard Saint-Martin couvait.

Elle avait choisi un petit espace découvert, piétiné un peu les herbes sèches, cassé, par-ci par-là, une crosse de fougère ou une brindille qui la gênait ; puis, sans autre préparation, elle avait déposé à même le sol quatre beaux œufs d'un blanc azuré sans taches ou à peine marqués de macules roux clair. Son plumage bien terne varié de roussâtre la rendait à peu près invisible et, sans son croupion blanc qu'elle découvrait en écartant les ailes, on l'eût prise pour une motte de terre ou un morceau de racine. D'ailleurs, qu'avait-elle à redouter ? Quelquefois un petit lézard gris se glissait étourdiment dans le nid, mais il était vite happé d'un coup de bec ou s'enfuyait tout effrayé. Il y avait bien aussi ces grandes couleuvres vertes et jaunes que les premières chaleurs avaient tirées de leur torpeur hivernale. Elles se chauffaient au soleil et, dérangées, se dressaient en sifflant, leur langue bifide vibrant hors de leurs mâchoires. Elles auraient profité volontiers d'une absence pour dérober un œuf et tenter de l'engloutir de toute leur gueule distendue et gluante, mais l'oiseau, averti par son instinct, ne quittait son trésor que pendant de rares instants très courts. Quant aux belettes, elles se gardaient bien d'approcher, préférant saigner quelque innocente bestiole que d'affronter le bec et les serres du rapace !

La rosée matinale accrochait ses perles aux feuilles desséchées des fougères de l'an passé. Un rayon de soleil se glissa entre les branches et alluma comme deux cabochons de topaze les yeux de la couveuse. Elle gonfla ses plumes, secoua ses ailes, s'ébroua. Sa tête au regard fier et cruel scrutait le ciel dans tous les sens. Guettait-elle les alouettes qui, suspendues dans l'azur sans tache, lançaient gaiement leurs trilles ?

Soudain, une ombre fila sur le tapis des bruyères, en même temps que retentissait une série d'appels spéciaux : c'était le mâle. Tout vêtu d'un joli gris bleuté très clair et de blanc, il planait dans l'air limpide sur ses grandes ailes aux retroussis immaculés, soulignés par le noir profond des rémiges. Dans une de ses pattes pendantes, il portait une boulette brune, oiseau ou rongeur capturé au cours de la chasse matinale. Il décrivit de grands orbes pour s'assurer de la sécurité des lieux. Comme il passait sur l'emplacement du nid, la femelle répondit à son cri, puis brusquement jaillit du fourré, accrochant maladroitement ses ailes dans les brandes, et monta à grands battements vers son époux. Celui-ci, planant toujours, lâcha alors la proie qui alourdissait un peu son vol. Elle tomba quelques mètres en chute libre ... Comme elle arrivait à hauteur de la cime des chênes, avec une précision et une maîtrise extraordinaires, projetant en avant sa patte aux ongles acérés, la femelle s'en saisit et repiqua aussitôt sur son aire ; sa mission de ravitaillement accomplie, le mâle s'installa en observation sur une branche, puis descendit dans un carré d'herbes sèches à la recherche de quelque bestiole. Il marchait avec aisance sur ses tarses élevés, la tête haute, la queue horizontale. Il trouva un coin au soleil, s'accroupit et remit de l'ordre dans son plumage. La vie s'écoulait calme et tranquille pour les busards de la Grande Lande.

Un matin, la femelle fut réveillée par un bruit insolite, un froissement rythmé dans les bruyères ; à peine perceptible d'abord, il se rapprochait peu à peu. Ce n'était pas le vent d'orage sifflant sur les brandes en faisant geindre les branches des chênes : le ciel était pur, sans l'ombre d'un nuage. L'oiseau pressentait le danger. De temps à autre, une série de sons métalliques répétés la faisaient sursauter « frink ! frink ! frink ! » Des geais s'enfuirent à tire-d'aile ... un campagnol traversa l'aire à frôler le poitrail du busard dont l'inquiétude augmentait ... Volant en rase-mottes, le mâle venait de surgir, sa proie dans les serres, mais, au lieu de l'appel habituel, il émit une série de cris d'angoisse et d'alerte en tourbillonnant sur place. Les brindilles craquèrent tout près du nid, la couveuse s'envola presque dans les jambes de l'homme qui fauchait la bruyère. Les deux oiseaux se mirent à tourner à faible hauteur, poussant des clameurs de détresse. L'homme cherchait parmi les herbes le nid de la buse blanche. Il le découvrit sans peine, prit dans sa main un des beaux œufs azurés, le fit rouler sur sa paume. Allait-il briser la couvée, l'emporter pour amuser ses enfants ? Mais non. Il remit tout en place, redressa même les tiges froissées, effaça la trace de son passage, puis attaqua une autre coupe un peu plus loin. Quand le soleil fut trop haut dans le ciel, il partit avec sa faux, et la lande retrouva sa tranquillité. L'oiseau regagna son nid.

Le lendemain, lorsque le mâle vint apporter la pitance à son épouse, un coup de feu claqua d'une hutte grossièrement établie dans les branches d'un chêne déraciné. La gracile silhouette se décrocha de l'azur, tourbillonna un instant et vint choir parmi les bruyères. La femelle s'enfuit aussitôt en poussant des cris sauvages. L'oiseau blessé la regarda une dernière fois, tenta de soulever son aile brisée où une tache pourpre s'agrandissait. Déjà l'homme était sur lui. Il essaya de lutter de toutes ses forces du bec et des griffes, mais une poigne de fer le serrait, l'étouffait peu à peu. La fine collerette qui entourait sa face se hérissa, ses beaux yeux jaunes d'or se voilèrent, sa tête bascula. Dans sa patte crispée par la mort, il serrait encore le cadavre d'un mulot.

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 330