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Le rêve de Farigoule

Farigoule avait fait un rêve, la nuit dernière, dans son cabanon de chasse de Bouc-Bel-Air, joli petit village perché sur une colline, tout près d'Aix-en-Provence. Il faut vous dire que c'était la veille de l'ouverture et que les gaillards présents dans l'unique pièce noircie par les immenses feux de cheminée avaient accroché au râtelier d'armes leurs six fusils et leurs six cartouchières bien bourrées.

Chemise ouverte et manches retroussées, ils discutaient ferme, assis autour de la grande table, devant leur verre de pastis.

C'était ce grand diable de Cubissol qui venait de mettre le feu aux poudres.

— Et pourquoi, disait-il à l'assemblée, que Battelard a attaqué en justice le petit Flambette à cause des lapins qui venaient grignoter un peu de sainfoin en bordure de son champ ... Eh bien ! je ne l'admets pas. Et non, et non. Il n'a qu'à pas semer près des bois, puisqu'il y a des lapins ...

— C'est juste, surenchérit le gros Barberet, on fait payer cher le prix des permis, on vient pour s'amuser et encore on nous traîne devant la justice. Le gouvernement n'a qu'à se charger de tout ça et nous ficher la paix.

Puis Soleillet, rouge comme une pivoine, de se lever en tapant du poing sur la table et de dire :

— Je comprendrais qu'on attaquât Flambette si toutes les années il repeuplait sa chasse, mais ce sont des lapins qui sont là depuis que Vercingétorix a rendu les armes à César. On ne dit rien quand les renards vous escamotent dix poules dans la nuit ou quand les sangliers vous retournent un champ de patates en moins de rien. Alors, qu'en dites-vous ?

D'ailleurs, le pharmacien Caderasse partageait bien leur opinion :

— Mes amis, disait-il, si l'expert désigné constate que les dégâts occasionnés sont vraiment considérables, il n'y a qu'à organiser des battues puisqu'elles sont autorisées et laisser tranquilles voisins et chasseurs qui n'y sont pour rien.

Et tout le monde de tirer sur sa pipe et de boire une gorgée de pastis.

Farigoule, tout imprégné de ces judicieux exposés, était assis dans un fauteuil boiteux, dont l'un des pieds était soutenu par une bûche. Il leur dit d'un ton impératif :

— Vous n'avez pas encore fini ? On dirait que vous n'avez pas faim.

Puis, joignant le geste à la parole, il dressa le couvert et mit sur la table la marmite de pieds et paquets fleurant bon l'ail, que sa femme avait préparés la veille. Et chacun de mordre à belles dents et de complimenter la cuisinière, tout en causant du plan de campagne pour le lendemain.

— Toi, Caderasse, tu resteras en bas avec les chiens, pendant que Cubissol et Barberet iront se poster en haut, vers la charbonnière. Les autres suivront les chiens à mon signal. Vous avez compris ? disait Soleillet.

Et le repas s'acheva, bruyant comme de coutume.

Chacun prépara son lit et le premier ronflement troubla le silence comme la nuit commençait à descendre.

Voici donc le rêve de Farigoule, tel qu'il nous le conta, encore tout agité des soubresauts de la nuit ...

« ... J'étais en pleine colline et j'entendis comme un bruit de vent dans la forêt. Et ça se rapprochait. J'avais l'impression que j'allais voir apparaître un troupeau de sangliers poursuivi par les chiens. Eh bien ! non. Loin, bien loin, c'était comme une masse grise qui s'avançait. « Boudiou ! ... qu'èsaco ? » me disais-je dans mon sommeil. Et le bruit grandissait. Une belle lune, toute ronde, éclairait le paysage. Que vis-je ? C'étaient des lapins ... Ils descendaient de la colline en rangs serrés, comme pour une grande parade. Tout d'abord, les vieux briscards marchaient en tête. Ceux qui avaient fait plusieurs campagnes, les éclopés qui ne marchaient que sur trois pattes, parce qu'une était restée prise au piège ; ceux dont les oreilles étaient trouées par les plombs comme des écumoires. Venaient ensuite les mères suivies des aïeules, la tête un peu basse, la démarche lassée. Pensez donc avoir mis tant de petits au monde, au froid, à la pluie, dans de petites « nourrigues », s'être arraché tant de poils pour faire de petits berceaux. Derrière arrivait le gros de la troupe, œil vif, moustaches raides et poil luisant. Ils avançaient sur plusieurs colonnes, en sautillant à travers les touffes de thym. Ils avaient des râbles magnifiques et des cuisses toutes rondelettes. Ah ! les beaux lapins et quelle fière allure ! Et je regardais ce défilé interminable. Il y en avait toujours. Les pattes jaunes des lapins de plaine, les pattes rougeâtres de ceux des collines, mais tous avaient le joli pompon blanc qui s'agitait à chaque sautillement. Les petits fermaient la marche d'une allure insouciante.

» Tous les terriers étaient abandonnés. Tout à coup, le bruit s'arrêta. Boudiou ! que vis-je encore ? Comme obéissant à un commandement, tous les lapins avaient formé le cercle au milieu d'une immense clairière. Ils remuaient les pattes, dressaient les oreilles et paraissaient attentifs au langage que leur tenait un vieux briscard qui s'était installé au milieu du cercle, assis sur son derrière. Je regardais cette scène étrange que troublait seulement le hululement d'un oiseau de nuit. Les lapins n'avaient pas peur de ma présence, car, peu de temps après, ils se mirent à courir en faisant de rapides crochets, cependant que d'autres effectuaient d'impressionnantes cabrioles. J'étais de plus en plus émerveillé, car certains s'étaient dressés, debout sur leurs pattes de derrière, et dansaient une farandole. Leurs yeux rouges ressemblaient à de petits lampions qui sautillaient dans la nuit. Et la ronde tournait, tournait toujours plus vite, si vite que j'en avais moi-même le vertige. À ce moment-là, je me sentis comme oppressé. Je voulais leur dire, je voulais leur crier : mais partez donc, mes petits lapins, allez vous cacher là-haut, bien haut dans les rochers de la colline. C'est demain l'ouverture de la chasse, partez, partez ! ...

» — Eh ! Farigoule, s'écria le pharmacien Caderasse, qui s'était levé le premier, viens boire le café ... »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce fut au petit jour, dans un bruit de sonnailles, de cliquetis d'armes et d'aboiements joyeux, que la silhouette grise de nos chasseurs disparut bientôt derrière les gros chênes qui bordaient le sentier.

Ernest LANFRANCHI.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 333