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Un assassinat

Quarante ans ont passé, quarante années qui n'ont pas suffi à effacer de ma mémoire le souvenir d'une mauvaise action dont la confession, même aujourd'hui, m'est désagréable.

C'était en février 1911, en plein été austral. La contrée, par 27° 20’ de latitude sud et 61° environ de longitude ouest, près de la limite du Chaco austral et du Chaco Santiagueño, était alors complètement déserte à des centaines de kilomètres à la ronde.

Les pluies y sont rares, la forêt était épaisse et vierge de toute exploitation. Les arbres, au bois très dur : quebrachos, urundaïs, guayacans, millénaires pour la plupart, avaient un feuillage toujours vert et composé de petites feuilles qui tamisaient, plutôt qu'elles ne les arrêtaient, les rayons du soleil.

Vers la fin d'une journée torride, devançant mon équipe chargée des appareils, seul à cheval, suivant la lisière de la forêt, je regagnais le campement situé à quelques kilomètres plus au sud.

Ma monture se frayait un passage à travers les énormes touffes d'herbes dures et coupantes recouvrant, de-ci de-là, des troncs tombés de vétusté ou à demi brûlés par les incendies de forêts.

À la mode indienne, je tenais mon mousqueton Winchester à portée de ma main, la crosse en haut, le canon serré contre la selle par ma cuisse gauche, prêt à m'en servir rapidement. Ce jour-là, je n'en recherchais toutefois pas particulièrement l'occasion ; j'avais, en effet, abattu la veille deux « guazunchos » de la taille d'un chevreuil de chez nous, et nous ne manquions pas de viande fraîche.

Je scrutais la clairière aux tons dorés par la sécheresse : de loin en loin émergeaient quelques bosquets de « garabatos » épineux ; des quebrachos isolés, épargnés par les incendies des Indiens chasseurs, tendaient vers un ciel de feu les deux grands bras de leur fourche et leur maigre feuillage. De rares figuiers de Barbarie, aux proportions gigantesques, dardaient leurs aiguilles gardiennes de leurs fruits mûrs et vermeils. Parfois le dôme transparent et violacé d'un « algarobo », où pendaient les gousses sucrées, vous invitait à la sieste.

Mais soudain quelque chose remua loin dans les herbes, peut-être à cent, peut-être à cent cinquante mètres, et le buste gracieux d'une venada (1) émergea des touffes. Le corps, jusqu'au garrot, était caché par ces dernières. La biche présentait le flanc et tournait le museau de notre côté. Elle n'avait probablement jamais rencontré d'être humain, et la vue de ce cavalier paraissait la fasciner.

Drôle et terrible rencontre, en vérité, que celle de l'homme, qui allait signifier pour elle le trépas !

Je regardai quelques instants cette jolie cible qui s'offrait ; allais-je commettre la lâcheté de tirer ? Mes scrupules furent de courte durée : sans descendre de cheval, je lui envoyai un coup de carabine. Je vis alors la biche esquisser un léger mouvement, comme pour éviter un volatile qui aurait passé près de sa tête ; elle regarda derrière elle, puis reprit sa faction.

L'ayant manquée, je fus étonné de ne point la voir filer comme une flèche sans plus s'arrêter, ainsi que cela m'était arrivé dans des cas semblables ; mais non, ce cavalier, cet animal à deux têtes qui venait de se casser en deux, était vraiment pour elle trop extraordinaire, elle ne pouvait pas détourner les yeux de cet homme qui venait de mettre pied à terre et tenait sa monture par la bride. Elle serait sans doute restée là immobile longtemps encore ; mais un chasseur blessé dans son amour-propre de tireur n'abandonne pas la partie comme cela.

Je passai mon bras dans la rêne de mon cheval, pris mon temps pour viser et tirai ma seconde cartouche : le miaulement de la balle produisit, chez la biche, exactement les mêmes réflexes que la première fois, et la bête ne se dérangea pas. Je compris alors que j'avais surestimé son éloignement et que mes projectiles passaient trop haut.

Le mousqueton Winchester, calibre 44, avec son magasin de dix cartouches au nez de plomb, constitue une arme légère, robuste et excellente dans ses effets à courte distance ; mais il a l'inconvénient d'avoir une trajectoire peu tendue. Une erreur d'appréciation de distance provoque un écart énorme dans un plan de tir, et c'est précisément ce qui venait de se produire.

La gracieuse bête, comme pétrifiée, me regardait toujours. Modifiant ma hausse, ainsi qu'à un exercice de tir, je lâchai le troisième coup : comme dans un théâtre de marionnettes, la petite tête trop curieuse, derrière la végétation, s'effaça.

Remorquant ma monture, je me dirigeai vers l'endroit où la biche venait de disparaître : elle gisait là dans l'herbe, la colonne vertébrale sectionnée par la balle dum-dum. Un sang pourpre arrosait sa robe rousse et son ventre clair. Lorsque j'arrivai, elle tourna vers moi son regard effaré, poussa une plainte, un cri qui avait quelque chose de déchirant, puis lentement sa tête retomba sur le sol.

Mes gens avaient entendu les coups de feu, ils me rejoignirent quelques instants plus tard et se chargèrent d'emporter au cuisinier ce gibier dont ils étaient friands.

Je continuai, quant à moi, mon chemin solitaire, comme pris d'un malaise, le cœur chaviré.

Depuis cet événement, j'ai tiré des milliers de cartouches. Sans remords, j'ai tué des oiseaux qui s'envolaient, des animaux qui fuyaient, qui se cachaient, qui se défendaient : je suis chasseur et cela se nomme de la chasse. Mais le souvenir du meurtre de cette biche me sera toujours, hélas ! infiniment pénible.

Grand saint Hubert, faites qu'il me soit pardonné !

Léon VUILLAME.

(1) Venada : femelle du venado, ou cerf des pampas. Le venado est de couleur rousse ; seul le mâle porte une ramure — elle est à trois branches, — et sa taille est un peu plus grosse que celle du chevreuil d'Europe.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 332