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Un sport étrange

Le franchissement des cols muletiers

Un cyclotouriste de Tours, et non des moindres, M. Canivenc, vient de franchir avec deux de ses camarades la Sierra Nevada, en portant sa bicyclette sur son dos. Quand j'aurai dit que ces trois fanatiques ont atteint l'altitude de 3.470 mètres (une photo en fait foi, la photo de la borne très fruste qui signale cette cote), on se rendra compte que ce n'est pas un petit exploit de vacancier moyen !

Cette ascension nous a valu un magnifique article de M. Canivenc, qui a paru dans une revue de cyclotourisme et que j'ai lu mieux qu'avec intérêt : avec passion. C'est un déroulement d'angoisses, une suite ininterrompue de difficultés vaincues de justesse, un film de la fatigue et de l'effort, bref un « papier » de haute valeur, qui nous change enfin de ces récits de voyage, promenades ou randonnées banales que ne rehausse pas l'éclat du style et auxquels l'imagination n'ajoute ni dynamisme, ni piment, ni relief.

Cette fois, nous sommes bien servis. Le simple journal de bord, d'ailleurs, d'une expédition pareille suffirait à nous intéresser. Je me garderai bien de la résumer ici. Un condensé de roman-fleuve, oui, à la rigueur ... Et encore ? mais à aucun prix un condensé de ce fait d'éclat.

Toutefois, je poserai à M. Canivenc cette question : quel est ce sport étrange qui consiste à trimbaler des vélos à des hauteurs pareilles et dans des régions dantesques ?

Des bicyclettes ? Pourquoi pas un fauteuil de dentiste ou une armoire à glace ? Et si vous, cyclistes, empruntez des sentiers muletiers, pourquoi des mulets n'emprunteraient-ils pas les trottoirs cyclables ?

C'est un supplice, une torture que de dévaler de roc en roc avec un vélo sur l'épaule, et s'il est chargé — comme a toutes raisons de l'être celui d'un cyclotouriste français voyageant en Andalousie, — alors ce vélo s'apparente aux instruments de la passion. On devient un cyclomartyr !

Je devine ce que vous allez me répondre : « Comment voulez-vous que nous fassions ? Nous sommes sur le versant nord et nous voulons excursionner sur le versant sud. Une route carrossable nous a permis de monter en pédalant jusqu'à 1.500 ou 2.000 mètres. La route cesse, on se perd. Il faut bien emprunter des sentiers de chèvre, puisqu'il n'y a plus de route ; et si nous laissions nos vélos à ce « bout de route », en supposant qu'il y ait là une apparence d'auberge, comment et quand pourrions-nous venir les reprendre ? Les retrouverions-nous seulement ? »

Oui, ça se défend ; mais tout de même ... Ne peut-on, à la rigueur, louer un mulet et son guide qui se chargerait d'empiler les vélos démontés sur le dos de la bête ? Ou encore, laissant les vélos au bout de la route, partir les mains libres (les mains, les bras, les reins, le dos libres) et, au lieu d'un franchissement, en faire deux, ou plutôt s'offrir un aller et retour strictement pédestre ?

Je donne ces solutions pour ce qu'elles valent, jugeant tout préférable au transport de vélos (pesant facilement, chargés, vingt kilogrammes) sur échine humaine.

Voici quelques lignes du chef de l'expédition, qui donneront une idée, comme on dit, de l'ambiance :

« Après deux heures de cette gymnastique, nous ne sommes guère avancés. Derrière nous, l'arête enneigée du Picacho nous domine, mais devant, à droite et à gauche, les difficultés se multiplient. Les savates de corde chaussées au départ sont déjà en loques, arrachées par les roches acérées. Une main crispant le vélo chargé sur le dos, l'autre a fort à faire pour cramponner quelque aspérité. Maudites machines qui semblent si lourdes malgré le bagage allégé ! Mais vivres et appareils ajoutés au poids des vélos suffisent à rendre le fardeau très douloureux à nos épaules bientôt à vif. De temps à autre, un bruit de ferraille toujours accompagné d'un bruyant juron annonce une chute, et quelques pierres dégringolent en ricochant.

À force de nous meurtrir les pieds et les mains, les épaules et les mains butés par la pédale, nous perdons peu à peu de l'altitude, marchant toujours un peu au hasard, le moral en baisse ... »

Et tout cela se passe à plus de 3.000 mètres, et ce n'est pas fini ! C'est loin d'être fini ...

Qu'ont pu penser, M. Canivenc, ces bergers à demi sauvages qui vous ont vus, tous les trois, tomber des cimes au milieu de leur troupeau avec des bicyclettes sur le dos ? Vous ont-ils pris pour des échappés de cirque ou pour des diables ?

Après tout, qu'importe ? L'exploit est d'envergure et fait honneur à l'Union cycliste de Touraine, puisque c'est son vice-président qui l'a réalisé en compagnie de ses camarades Caudrelier et Blondel.

Voilà un trio de professeurs d'énergie dont il est bon de signaler les noms aux amateurs de téléférique et de vélo motorisé. Nous sommes heureux que l'occasion nous en soit donnée.

Et vivent ces trois cyclo-alpinistes-porteurs vainqueurs de la Sierra Nevada !

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 347