Le sport est, d'abord, un jeu. Ce caractère de
divertissement, de gratuité, est essentiel. Par la grâce du sport, l'homme
conserve la faculté de prolonger des années joyeuses. Le véritable sportif ne
prend pas sa retraite quand ses muscles perdent leur souplesse ou leur force,
mais lorsque le jeu ne l'amuse plus. Des vétérans redeviennent des gosses
débordant d'alacrité, d'enthousiasme dès qu'ils foulent une piste, un court,
une pelouse, un terrain de golf. Ils rient, s'exaltent. La cure de jouvence achevée,
ils sont à nouveau des messieurs pondérés et graves. Mais, aussi brève
fut-elle, la métamorphose leur a été salutaire.
Tout jeu comporte des règles. Quand il les ignore, l'enfant
en invente. Les adultes, eux, les ont écrites, codifiées. Elles constituent des
lois qu'il leur est interdit d'ignorer ou de transgresser.
Ces lois sont plus ou moins simples. Elles doivent être
connues et acceptées par les acteurs et par le public. Les moins compliquées
sont les meilleures. Le profane, qui, par fantaisie, assiste à des courses
pédestres ou cyclistes comprend tout de suite de quoi il est question, s'il est
incapable de juger les subtilités d'une tactique, d'apprécier la valeur des « temps »
réalisés. Un homme d'intelligence moyenne peut, en quelques minutes, assimiler
les principes du tennis, du football. Il ne lui faudra que quelques séances
pour être, superficiellement, à la page et pour prendre plaisir au spectacle
qui lui est offert.
Si, même dans le Sud-Ouest de la France, son fief, le rugby
se trouve supplanté, dans la faveur des foules, par la balle ronde, c'est que
la complexité de ses règles rebute les non-initiés. Pour le lecteur d'un
journal, l'auditeur de la radio, la lecture ou la retransmission d'une partie
de rugby est totalement incompréhensible. S'il est logé dans une tribune,
l'ignorant ne discerne guère qu'une agitation virile et rapide, certes, mais
incohérente, coupée sans cesse par des arrêts dont il ne discerne pas la cause.
Au moins en France et dans les autres pays latins, l'homme
est toujours tenté de violer les règlements, fussent-ils sportifs. À ce propos,
nous devons distinguer la ruse, permise et même recommandée, de la tricherie,
du geste défendu. Les Britanniques, nous sommes contraints de le reconnaître,
élèvent le « fair play » à la hauteur d'une institution nationale.
C'est que, pour eux, les plaisirs de la lutte suffisent. Le résultat est
considéré comme secondaire. En outre, ils respectent, à l'égal d'un juge
infaillible, un personnage dont nous n'avons pas parlé encore et qui, dans le
domaine qui nous occupe, fait figure de héros.
Ce personnage — certains l'ont déjà deviné sans doute — c'est
l'arbitre. Individu exceptionnel, il ne se distingue pas du plus banal d'entre
nous au cours de la semaine. Il exerce un métier sans prestige et fait de la
culture physique pour se maintenir en bonne forme.
Le samedi après-midi ou le dimanche matin, il part avec une
valise et avec un sifflet pour se livrer bénévolement aux caprices, parfois
cruels, du populaire. Voyageur anonyme, il débarque dans une ville, où il est
vite considéré comme un hôte suspect. Le soir, à l'issue d'une journée
harassante, il sera considéré comme un visiteur qui a accompli sa fonction de
manière honorable ou bien comme un criminel doublé d'un imbécile. Dans ce deuxième
cas, la police devra protéger son départ honteux. Quelle ignominie a-t-il
commise ? Armé du règlement, s'appuyant sur une conscience intrépide,
l'arbitre a osé sanctionner les fautes dont l'équipe de la ville s'est rendue
coupable, et cette équipe a perdu.
Nous n'exagérons pas. Chaque dimanche, des arbitres sont
injuriés, molestés. Les publics les plus courtois se contentent de les huer.
Mais, dira-t-on, il arrive que des arbitres se trompent.
S'ils ne commettaient jamais d'erreurs, ils ne seraient pas des hommes. Ces
erreurs, nous l'affirmons, sont beaucoup plus rares qu'on ne le dit et qu'on ne
l'imprime. D'abord, parce que, suivant l'action de près, l'arbitre est mieux
placé que les spectateurs. Ensuite parce que l'arbitre, inconsciemment, a
tendance à favoriser l'équipe locale.
Si impartial qu'il soit, l'arbitre est sensible aux
réactions de la foule. Et, même intrépide, il ne tient pas à subir l'assaut
d'énergumènes. Et, encore un coup, ses défaillances ne sont stigmatisées que
par les partisans passionnés de l'équipe battue. Un arbitrage est toujours
correct, voire parfait, quand on gagne. En Angleterre, exportatrice de la
plupart des sports en vogue, l'arbitre est tabou. Nul ne l'invective, même s'il
commet une faute flagrante. Tout le monde admet qu'il agit de son mieux et que
sa tâche n'est pas commode.
Cette tâche serait facilitée si les sportifs, sans
exception, jouaient le jeu, si tous les accrocs à la règle étaient accidentels,
involontaires, s'ils étaient toujours excusés par l'ardeur de la lutte, si,
enfin, nous nous persuadions que des défaites sont plus honorables que
certaines victoires. Gagner à tout prix, voici bien la plus déplorable, la plus
dangereuse des consignes.
Cette consigne, ce sont les « supporters » trop
enflammés qui l'imposent. Ils se déchaînent dès que le sort défavorise les
couleurs qui leur sont chères. Si la mauvaise passe se poursuit, il boude,
reste chez lui le dimanche ou va à la pêche, un sport dont, ici, nous nous
garderons bien de dire du mal, mais qui n'enrichit pas la caisse des clubs.
Dans certaine grande cité française, les recettes ont connu
une baisse catastrophique, cette saison même, parce que les joueurs locaux ont
subi des défaites.
Alors les dirigeants sont enfermés dans cette alternative.
Ou bien laisser les choses aller leur train et se résigner à la débâcle. Ou
bien conseiller, plus ou moins ouvertement, à leurs hommes l'abandon du « fair
play ». De virile, l'action deviendra brutale, et tant pis si, à la place
du ballon, les souliers rencontrent une jambe. Des chocs malencontreux, certes,
sont fatals. Leur nombre devient excessif. Les éclopés, voire les blessés, se
multiplient. Ces accidents nuisent à la cause du sport. Des parents s'émeuvent
dès que leur fils parle de s'enrôler dans un club, même en pur amateur pour des
parties amicales.
Nous devons à la vérité de reconnaître que le mal que nous
dénonçons est loin d'être général en France. Il existe à l'Est, à l'Ouest, au
Nord et au Midi, des sociétés qui se font gloire de conserver les vrais
principes et de prôner, plus que la vigueur non disciplinée, l'adresse, la
spontanéité, la loyauté. Il existe aussi des publics assez calmes et avertis
pour applaudir les meilleurs, quel que soit le maillot qu'ils portent. Nous ne
citerons aucun nom. Notre palmarès risquerait d'être incomplet, donc injuste.
La Ligue française de rugby essaie de réagir contre la
brutalité. Des récidivistes ont été l'objet de la plus sévère des sanctions :
la disqualification à vie. Bravo ! Et souhaitons que, partout, l'épuration
soit entreprise fermement. Des « bagarreurs », nous en aurons
toujours trop. À moins que, comme dans le catch, ils ne jouent un rôle
comparable à celui du traître des vieux mélodrames.
À ce propos, nous évoquerons, afin de terminer cet article,
plutôt austère, par un sourire, Schrackman « l'étrangleur », qui,
naguère, soulevait, par ses mines féroces, l'ire des foules.
Natif d'Asnières, se nommant en réalité Dupont ou Dubois,
cet « étrangleur » était le plus bonasse et le plus inoffensif des
hommes. En se muant, sur la scène, en une espèce de gorille, il suivait un
scénario bien réglé. Comme, d'ailleurs, les camarades de la troupe. En
douteriez-vous ?
Jeune journaliste, j'allais relever le résultat des « terribles »
combats avant qu'ils ne soient disputés, au début de la soirée. En est-il de
même aujourd'hui ? Je l'ignore et serais près de me refuser de le croire
si torsions, écartèlements, voire étranglements ne se terminaient le mieux du
monde, sans un bobo.
Plus sincère, le sport authentique a ses victimes. Et c'est
pourquoi, dans son domaine, jouer le jeu est un devoir.
Jean BUZANÇAIS.
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