Lequel d'entre vous n'a pas entendu parler de kola ?
Aucun, car gentiane-kola, toni-kola, coca-cola, etc., sont autant de choses
qui, sous forme d'affiches ou de bouteilles, vous sont tombées sous les yeux,
sous la main ou dans le gosier ... Par conséquent, loin de moi l'intention
de vouloir accaparer sans vergogne les colonnes de notre Revue pour « glisser »,
au profit de ces liqueurs ou boissons à saveur doucement amère ou attachante,
le moindre brin d'une publicité dont elles n'ont plus besoin.
Alors de quoi s'agit-il ? Tout simplement d'un
fruit qui s'intègre à leur composition dans une certaine mesure, d'un fruit qui
pousse sous le généreux soleil des tropiques et qui acquiert les vertus que la
nature lui permet sous un tel soleil.
Si un jour vous avez l'heur ou plutôt le « bonheur »
— puisque vous êtes chasseurs — de venir brûler quelques cartouches
en pays noir, dès vos premiers pas sur le sol d'Afrique, exception faite de la
chaleur, vous serez d'abord surpris par trois choses : par une forte odeur
de cancrelat que vous ne parviendrez jamais à chasser, par la façon singulière
dont un noir ressemble — à priori — à un autre, et par la violence et
la précision des traits de salive rouge qu'ils se régalent de faire gicler sans
cesser de « ruminer ».
Laissons tranquilles les malodorants cancrelats ... et
aussi les noirs se ressembler en paix. Mais que mâchent-ils ? Regardez.
Partout autour de vous, de gracieuses fillettes,
sautillantes, cliquetantes de grigris, maintiennent sur leur tête, par on ne
sait quel prodige, soit une épaisse conque de bois imprégnée d'eau, soit un
plateau de vannerie recouvert de feuilles fraîches. D'une voix chevrotante
elles piaillent des mots sonores : Worro bia ! ... Worro bia ! ...
offrant ainsi la « worro » qui stimule, c'est-à-dire la kola.
Bien que la kola soit l'objet d'un intense trafic, ce n'est
pas un « objet », ou un fruit banal si vous préférez, tant s'en faut !
Car, des régions du Sud — où on la récolte et ne l'apprécie qu'en raison
de sa surabondance — aux confins sahariens, ce fruit a le temps de se
flétrir sous la bâche des camions, qui, à longueur de piste, s'amusent à la
tortue, mais aussi d'acquérir, sous la tente du nomade, la fière allure d'un
symbole, celui de la fraîcheur et de la bonté.
Sous le dais du Targui ou sous celui du Maure, c'est-à-dire
dans les régions où ne poussent que quelques épineux et beaucoup de petits
cailloux, la kola est la vitamine qui va de A à Z ... C'est le régal
suprême. On la mâche avec respect, on la déguste comme nous savourions le bon
pain blanc chez nous, autrefois, quand c'était chose rare. On l'offre enfin ;
on l'offre à une belle. On la sert à un hôte de marque. On la donne aux
personnes dont on veut s'attacher l'amitié avec une bonne corde rustique ou
avec de multiples fibres nouées à double clef ...
Sur un plan commun à toute l'Afrique noire, la kola reste
l'équivalent du chewing-gum de l'Américain, du bétel de l'Indou, de l'opium du
Céleste, du paquet de cigarettes des « incurables » dont je suis et
du moka de nos compagnes. La kola est donc aussi le « nerf de la paix »
en pays noir ... le nerf qui fait « battre » bien des cœurs, au
sens figuré comme au sens propre, car la kola est énergiquement tonique. Avec
elle on peut néanmoins concilier l'utile et l'agréable.
Appelé improprement « noix » de kola, le fruit du
kolatier se divise en cotylédons assez semblables à des marrons violets, roses
ou jaune pâle, qui, une fois mâchés, deviennent une pâte pulvérulente d'un bel
orangé. D'une forte saveur amère, acre et astringente, qui rebute généralement
notre palais, la kola possède, grâce aux propriétés du tannin dont elle est
très riche, de réelles qualités antiputrides, plus ou moins bien connues des
noirs. En plus des incartades de leur intestin, elle corrige les effets des
cataplasmes de bouse de vache, qu'ils emploient fréquemment pour aseptiser
leurs plaies, à moins que le dosage bouse et kola n'ait été défectueux ...
L'eau « africaine » est particulièrement
justiciable de ces « noix » ; bue après avoir croqué un de ces
fruits, elle acquiert de plus une agréable saveur sucrée. (J'ai précisé « africaine »,
car il s'agit de l'eau de boisson que les noirs puisent couramment dans les
mares et les marigots, véritables bouillons de culture d'une température jamais
inférieure à 27° C.)
« La kola est un fébrifuge et un antipaludique »,
disent les noirs. M'étant moi-même habitué à la croquer pendant certains « coups
de collier », il ne m'a pas été permis par la suite d'abonder dans le sens
de cette affirmation. Il est vrai que je pourrais en dire autant de
quelques-unes de nos « spécialités » et qu'on peut toujours penser :
« Si je n'avais pas pris tel remède, je serais bien plus malade et
peut-être au cimetière ... »
De cette panacée les noirs disent encore : « La
kola est l'échalas de notre arbre de vie. » Mais, hélas ! « il
est un âge dans la vie où chaque rêve doit finir ... » Or la kola
aussi devient un jour la pipe qui console nos bons vieux au coin du feu. Tout
comme eux, les bons grands-pères noirs lui demandent un peu de rêve encore ;
ils la mâchonnent au bon soleil devant leur case, en songeant au passé, ou au
futur ...
Un polygame plus très vert devait ainsi revivre son « bon
jeune temps », un jour qu'il m'arrêta dans son petit village.
— Tu sais, Blanc, me dit-il, la kola ne me donne plus
rien ! ... Indique-moi le grigri qu'emploient les vieux blancs pour
avoir le plaisir de faire plaisir à leurs femmes.
— Tiens, prends ça ! lui dis-je en lui offrant
quelques cachets de quinine, et tu m'en diras des nouvelles.
Je le revis quelques jours plus tard et ne crois pas
exagérer en disant qu'il m'aurait embrassé s'il avait su le faire. Pourtant la
quinine ... Enfin ! ... L'éclat de ses yeux n'en était pas moins
un éloquent merci.
— Il était bon ton grigri, wallaï ! me
dit-il, encore les deux mains en sébile, et je voudrais bien que tu m'en donnes
un peu plus.
Anecdote qui montre que la foi sauve l'âme, ou que
l'autosuggestion vaut partout la meilleure kola du monde, et qu'un certain bon
sens ne vient pas toujours avec l'âge, ou avant l'âge ...
Joseph GRAND.
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