Accueil  > Années 1952  > N°664 Juin 1952  > Page 376 Tous droits réservés

Quand les petits animaux forment des montagnes

Nous avons parlé ici, depuis des mois, de quelques-uns des plus caractéristiques animaux marins que l'on rencontre sur nos rivages. Or voici qu'aujourd'hui nous allons évoquer les plus petits d'entre eux, des êtres uni-cellulaires, les protozoaires ! Les lecteurs de ce journal n'ont pas l'habitude de chasser un tel gibier et de voir les animaux à travers un microscope. Aussi bien ne tiendrions-nous pas cette gageure s'il ne s'agissait de protozoaires bel et bien visibles, et que nous pouvons toucher, et que nous connaissons sans le savoir ; et c'est de ceux-là seuls que nous voulons parler ici.

Ce sont les êtres les plus nombreux de l'univers. Les plus petits aussi ; une seule cellule, un atome de vie, une division qu'on ne peut diviser.

La loupe seule permet de les déceler, le microscope seul permet de les étudier, faisant apparaître, comme dans toute cellule, un noyau entouré d'un « protoplasme ». (Ce mot signifie étymologiquement « première formation » et met en valeur le rôle de ces substances.)

Ailleurs, les cellules sont agglomérées en tissus vivants ; ici, elles forment des éléments isolés. Aussi l'étude des protozoaires peut-elle donner quelques lueurs sur ce phénomène des phénomènes qu'est la vie primordiale. On y surprend, en effet, le mécanisme de prolifération qui est la caractéristique essentielle de la matière vivante : dans un protozoaire, le noyau se divise d'abord, puis le protoplasme autour de chacun des nouveaux noyaux, la cellule-mère donnant deux cellules-filles. Ce mode de reproduction n'est que le plus général et varie lui-même selon les cas ; mais il permet de comprendre le rôle essentiel joué par le noyau, centre d'organisation.

La classification des protozoaires n'est pas encore bien fixée. La place même de cet embranchement n'est pas nettement définie dans la hiérarchie des êtres vivants : doit-on le donner aux botanistes ou bien aux zoologistes ? Des livres, point très anciens, tranchent nettement les différences entre végétaux et animaux : sont végétales, disent-ils, les cellules enveloppées d'une membrane de cellulose plus ou moins rigide ; sont animales les cellules nues gardant une certaine liberté de déformation. Ou bien on décrit comme propre aux végétaux la présence de chlorophylle, cette substance verte qui, sous l'effet de la lumière, combine avec l'eau le carbone du gaz carbonique en libérant de l'oxygène. Mais, aujourd'hui, rien n'est moins sûr que la place de certains protozoaires entre le règne végétal et le règne animal : certains « flagellés » possèdent de la chlorophylle, certains autres sont revêtus d'une tunique cellulosique.

Invisibles chacun en soi, les protozoaires ne le sont pas toujours : leur accumulation, soit dans la vie, soit dans la mort, se manifeste souvent de façon éclatante. Ils se reproduisent, en effet, avec une grande rapidité. « Si toutes les cellules-filles d'un cilié restaient vivantes, a pu écrire Léon Bertin, il y en aurait mille au bout de deux jours, un million au bout de quatre, un milliard au bout de six jours ; en un mois, leur masse équivaudrait à celle de la terre. »

Si l'on fait passer dans l'eau de mer une épuisette dont le filet a été remplacé par une étamine ou par un satin, on a des chances de trouver au fond une sorte de gélatine transparente. Dans certaines circonstances particulières, ou bien si la pêche a été prolongée assez longtemps, cette gélatine peut former des masses très appréciables. C'est le plancton (du grec plagktos, errant), nuage d'êtres minuscules en perpétuelle suspension dans la mer. On y trouve des protozoaires, des algues microscopiques, des œufs de toutes sortes d'animaux, ainsi que des larves, en particulier de crustacés. Tout cela, au gré des courants, flotte entre deux eaux, à plus ou moins grande profondeur selon les espèces, selon le temps qu'il fait, selon le lieu, la saison, l'heure. L'étude du plancton, qui est loin d'être achevée, représente un chapitre essentiel dans la science des mers.

Or le plancton n'est parfois composé à peu près que de protozoaires. C'est ainsi que peut y dominer un gros flagellé qui atteint un millimètre et qui, sous la loupe, apparaît comme une pomme ronde avec une sorte de queue vermiforme : le noctiluque. Son nom l'indique : le noctiluque luit la nuit. Si, dans l'obscurité, on le secoue, on voit s'allumer dans sa masse transparente des multitudes de petits points lumineux. Il forme des bancs de 2 ou 3 centimètres d'épaisseur où l'on a compté 800 individus par centimètre cube d'eau. Dans le jour, ces bancs possèdent une teinte rougeâtre ; mais, dans la nuit, surtout si la mer est agitée, ils brillent en grandes traînées phosphorescentes. Ce phénomène se voit sur nos côtes, en particulier dans la Manche ; les Hollandais l'appellent « mer de neige » ; mais il se produit surtout dans les mers chaudes. Lorsque la pullulation est moins grande, on ne les voit briller que sous l'étrave et dans le sillage des navires.

Non, les protozoaires ne sont pas toujours invisibles ... comme les foraminifères et les radiolaires, ils tombent au fond des océans où leurs restes minéraux forment d'épaisses couches de boue qui, ultérieurement, peuvent devenir des roches. En bordure des côtes et jusqu'à une grande distance au large, les dépôts qui se constituent sur les fonds proviennent des sables et des vases charriés par les fleuves.

Mais, loin de tout continent, les dépôts que les sondes ramènent des grandes profondeurs sont le plus souvent d'origine animale.

C'est ainsi que les radiolaires, à la structure parfois compliquée, toujours rayonnante, donnent les boues siliceuses dites « boues à radiolaires » ; lorsque de tels dépôts se sont constitués au sein des mers aujourd'hui disparues, on se trouve en présence d'une poudre très fine désignée parfois sous le nom de « tripoli », à cause du port de Tripoli de Syrie qui en faisait le commerce ; elle sert à nettoyer les métaux. Si la boue est calcaire, il s'agit le plus souvent d'une « boue à globigérines », du nom des foraminifères à petites loges rondes qui y dominent ; cette boue à globigérines couvre des espaces considérables dans l'Atlantique et le Pacifique ; ses dépôts doivent atteindre des épaisseurs énormes, puisque ceux qui se sont amassés dans les mers secondaires et surtout tertiaires forment aujourd'hui des montagnes entières. Ainsi la pierre dont est bâtie la plus grande part de Paris est un calcaire à milioles, foraminifères éteints. Ainsi les falaises de Biarritz, le Mont-Perdu et d'autres larges zones des Pyrénées occidentales sont faites d'un calcaire à nummulites, foraminifères également disparus qui atteignaient 2 centimètres et dont la forme rappelle celle d'une pièce de monnaie (d'où son nom, diminutif du latin nummus, monnaie). La vallée du Nil est creusée également dans un calcaire à nummulites ; les Pyramides en sont construites et, dans certaines parties du désert de haute Égypte, on foule littéralement des fossiles de forme lenticulaire.

Et la craie elle-même n'est autre qu'une ancienne boue à globigérines.

Non, vraiment, les protozoaires ne sont pas toujours invisibles !

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 376