Nous avons parlé ici, depuis des mois, de quelques-uns des
plus caractéristiques animaux marins que l'on rencontre sur nos rivages. Or
voici qu'aujourd'hui nous allons évoquer les plus petits d'entre eux, des êtres
uni-cellulaires, les protozoaires ! Les lecteurs de ce journal n'ont pas
l'habitude de chasser un tel gibier et de voir les animaux à travers un
microscope. Aussi bien ne tiendrions-nous pas cette gageure s'il ne s'agissait
de protozoaires bel et bien visibles, et que nous pouvons toucher, et que nous
connaissons sans le savoir ; et c'est de ceux-là seuls que nous voulons
parler ici.
Ce sont les êtres les plus nombreux de l'univers. Les plus
petits aussi ; une seule cellule, un atome de vie, une division qu'on ne
peut diviser.
La loupe seule permet de les déceler, le microscope seul
permet de les étudier, faisant apparaître, comme dans toute cellule, un noyau
entouré d'un « protoplasme ». (Ce mot signifie étymologiquement « première
formation » et met en valeur le rôle de ces substances.)
Ailleurs, les cellules sont agglomérées en tissus vivants ;
ici, elles forment des éléments isolés. Aussi l'étude des protozoaires
peut-elle donner quelques lueurs sur ce phénomène des phénomènes qu'est la vie
primordiale. On y surprend, en effet, le mécanisme de prolifération qui est la
caractéristique essentielle de la matière vivante : dans un protozoaire,
le noyau se divise d'abord, puis le protoplasme autour de chacun des nouveaux
noyaux, la cellule-mère donnant deux cellules-filles. Ce mode de reproduction
n'est que le plus général et varie lui-même selon les cas ; mais il permet
de comprendre le rôle essentiel joué par le noyau, centre d'organisation.
La classification des protozoaires n'est pas encore bien
fixée. La place même de cet embranchement n'est pas nettement définie dans la
hiérarchie des êtres vivants : doit-on le donner aux botanistes ou bien
aux zoologistes ? Des livres, point très anciens, tranchent nettement les
différences entre végétaux et animaux : sont végétales, disent-ils, les
cellules enveloppées d'une membrane de cellulose plus ou moins rigide ;
sont animales les cellules nues gardant une certaine liberté de déformation. Ou
bien on décrit comme propre aux végétaux la présence de chlorophylle, cette
substance verte qui, sous l'effet de la lumière, combine avec l'eau le carbone
du gaz carbonique en libérant de l'oxygène. Mais, aujourd'hui, rien n'est moins
sûr que la place de certains protozoaires entre le règne végétal et le règne
animal : certains « flagellés » possèdent de la chlorophylle,
certains autres sont revêtus d'une tunique cellulosique.
Invisibles chacun en soi, les protozoaires ne le sont pas
toujours : leur accumulation, soit dans la vie, soit dans la mort, se
manifeste souvent de façon éclatante. Ils se reproduisent, en effet, avec une
grande rapidité. « Si toutes les cellules-filles d'un cilié restaient
vivantes, a pu écrire Léon Bertin, il y en aurait mille au bout de deux jours,
un million au bout de quatre, un milliard au bout de six jours ; en un
mois, leur masse équivaudrait à celle de la terre. »
Si l'on fait passer dans l'eau de mer une épuisette dont le
filet a été remplacé par une étamine ou par un satin, on a des chances de
trouver au fond une sorte de gélatine transparente. Dans certaines
circonstances particulières, ou bien si la pêche a été prolongée assez
longtemps, cette gélatine peut former des masses très appréciables. C'est le
plancton (du grec plagktos, errant), nuage d'êtres minuscules en
perpétuelle suspension dans la mer. On y trouve des protozoaires, des algues
microscopiques, des œufs de toutes sortes d'animaux, ainsi que des larves, en
particulier de crustacés. Tout cela, au gré des courants, flotte entre deux
eaux, à plus ou moins grande profondeur selon les espèces, selon le temps qu'il
fait, selon le lieu, la saison, l'heure. L'étude du plancton, qui est loin
d'être achevée, représente un chapitre essentiel dans la science des mers.
Or le plancton n'est parfois composé à peu près que de
protozoaires. C'est ainsi que peut y dominer un gros flagellé qui atteint un
millimètre et qui, sous la loupe, apparaît comme une pomme ronde avec une sorte
de queue vermiforme : le noctiluque. Son nom l'indique : le
noctiluque luit la nuit. Si, dans l'obscurité, on le secoue, on voit s'allumer
dans sa masse transparente des multitudes de petits points lumineux. Il forme
des bancs de 2 ou 3 centimètres d'épaisseur où l'on a compté 800 individus par
centimètre cube d'eau. Dans le jour, ces bancs possèdent une teinte rougeâtre ;
mais, dans la nuit, surtout si la mer est agitée, ils brillent en grandes
traînées phosphorescentes. Ce phénomène se voit sur nos côtes, en particulier
dans la Manche ; les Hollandais l'appellent « mer de neige » ;
mais il se produit surtout dans les mers chaudes. Lorsque la pullulation est
moins grande, on ne les voit briller que sous l'étrave et dans le sillage des
navires.
Non, les protozoaires ne sont pas toujours invisibles ...
comme les foraminifères et les radiolaires, ils tombent au fond des océans où
leurs restes minéraux forment d'épaisses couches de boue qui, ultérieurement,
peuvent devenir des roches. En bordure des côtes et jusqu'à une grande distance
au large, les dépôts qui se constituent sur les fonds proviennent des sables et
des vases charriés par les fleuves.
Mais, loin de tout continent, les dépôts que les sondes
ramènent des grandes profondeurs sont le plus souvent d'origine animale.
C'est ainsi que les radiolaires, à la structure parfois
compliquée, toujours rayonnante, donnent les boues siliceuses dites « boues
à radiolaires » ; lorsque de tels dépôts se sont constitués au sein
des mers aujourd'hui disparues, on se trouve en présence d'une poudre très fine
désignée parfois sous le nom de « tripoli », à cause du port de
Tripoli de Syrie qui en faisait le commerce ; elle sert à nettoyer les
métaux. Si la boue est calcaire, il s'agit le plus souvent d'une « boue à
globigérines », du nom des foraminifères à petites loges rondes qui y
dominent ; cette boue à globigérines couvre des espaces considérables dans
l'Atlantique et le Pacifique ; ses dépôts doivent atteindre des épaisseurs
énormes, puisque ceux qui se sont amassés dans les mers secondaires et surtout
tertiaires forment aujourd'hui des montagnes entières. Ainsi la pierre dont est
bâtie la plus grande part de Paris est un calcaire à milioles, foraminifères
éteints. Ainsi les falaises de Biarritz, le Mont-Perdu et d'autres larges zones
des Pyrénées occidentales sont faites d'un calcaire à nummulites, foraminifères
également disparus qui atteignaient 2 centimètres et dont la forme rappelle
celle d'une pièce de monnaie (d'où son nom, diminutif du latin nummus,
monnaie). La vallée du Nil est creusée également dans un calcaire à nummulites ;
les Pyramides en sont construites et, dans certaines parties du désert de haute
Égypte, on foule littéralement des fossiles de forme lenticulaire.
Et la craie elle-même n'est autre qu'une ancienne boue à
globigérines.
Non, vraiment, les protozoaires ne sont pas toujours
invisibles !
Pierre DE LATIL.
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