Le jeu est vieux comme le monde. N'a-t-on pas trouvé des
dés dans les fouilles de la vallée de l'Indus, des tabliers de trictrac dans les
tombes égyptiennes, des yo-yos dans des mobiliers funéraires pré-helléniques ?
Et, dans tous les pays du globe, les enfants ont joué à la marelle.
De nos jours, c'est aux cartes que l'on joue le plus.
Soixante-dix millions d'Américains jouent aux cartes, a révélé une enquête
Gallup ; et, en France, au moins une personne sur trois.
Cependant, l'origine des cartes est à peu près inconnue. La
Chine, l'Allemagne, l'Italie et la France en revendiquent l'invention sans
preuves formelles. Des curieux se sont penchés sur ce problème de la petite
histoire. On garnirait une bibliothèque avec les ouvrages contradictoires
écrits sur ce sujet.
Ce que l'on sait de certain, c'est que les cartes à jouer se
sont répandues en Europe et particulièrement en France dans la première moitié
du XIVe siècle. Avant l'invention de la gravure sur bois qui précéda
la découverte de l'imprimerie et permit leur diffusion, elles étaient peintes à
la main ou gravées et dorées sur des feuilles d'argent.
Dans un compte de Charles Paupart, argentier du roi de
France Charles VI, on lit : « Donné 56 sols parisis à Jacquemin Gringonneur,
peintre, pour jeux de cartes à or et diverses couleurs, de plusieurs devises,
pour porter devers ledit Seigneur roi Charles VI, pour son esbattement durant
les intervalles de sa maladie. »
Les cartes coûtaient fort cher et seuls les princes et les
seigneurs pouvaient en acheter. Lorsque la gravure sur bois les rendit
accessibles aux personnes de condition moyenne, les parties donnèrent bientôt
lieu à des paris et des jeux d'argent ; aussi l'Église en interdit-elle
l'usage aux ecclésiastiques. Un édit de Louis XII, publié en 1487, frappe d'une
amende de trois deniers « les tavernes où l'on joue au trictrac ou aux
cartes ». Ce ne sont pas les cartes en tant que cartes que condamnait
l'autorité religieuse, mais les jeux d'argent.
Cette condamnation eut une curieuse conséquence économique.
Les « cartiers » d'Auvergne, qui étaient les plus réputés, émigrèrent
en Italie, où on ne les inquiétait pas, emportant avec eux les secrets de leur
métier.
La plupart des jeux de cartes sont nés en Europe et
principalement dans notre pays. Dans la fastidieuse énumération des jeux de
Gargantua, on relève le flux, la prime, la vole, la pille, la triomphe, la
Picardie, le cent, l'espinay, le passe-dix, le trente et un, pair et séquence,
la condemnade, le mariage, etc.
À l'exception du passe-dix et du trente et un, tous ces jeux
sont tombés en désuétude ... Mais leurs noms sont révélateurs de
l'ancienneté du vocabulaire technique actuel.
« Faire la vole » signifie toujours, dans un jeu
de cartes, faire toutes les levées. L'atout se nommait « la triomphe »
dans le langage noble, « atout » n'étant que le terme vulgaire ;
le mot primitif est passé en Angleterre, où il est devenu « trump ».
Ce que nous appelons « impasse » est aujourd'hui une « finesse »
pour les Anglo-Américains, qui, d'autre part, nomment « tenace »
notre fourchette. Le « flux » est devenu « flush » ...
On ne saurait trouver de meilleure preuve linguistique de l'origine française
des jeux.
Mais, en franchissant la Manche ou l'Atlantique, ils ont
adopté quelques-unes des coutumes britanniques. Sur une route, un conducteur
français circule à droite et un Anglais à gauche ; en Europe continentale
et en Amérique du Sud, dans tous les jeux de cartes où l'on joue à plus de
deux, la « coupe », la « donne », la « primauté »
et toutes les « opérations » se font dans le sens inverse des
aiguilles d'une montre. Dans les pays anglo-saxons, c'est, au contraire, dans
le même sens.
Ce vocabulaire des jeux de cartes, né en France, a été fixé
par des traités comme Maison de jeux, paru en 1668, et la fameuse Académie
universelle des Jeux, dont le privilège est de 1717, et par les auteurs
classiques du Grand Siècle.
La Bruyère, en maints passages des Caractères, parle
des cartes et s'étonne que, bien qu'il faille prévoyance, finesse et habileté
pour jouer l'hombre, on y voit « des imbéciles qui y excellent ».
Boileau, Molière, La Fontaine ont semé leurs ouvrages de
termes techniques comme « gano », « hor », « pic,
repic et capot » qui n'étaient pas des mots courants de la conversation.
Rien ne saurait mieux prouver que les jeux de cartes étaient fort pratiqués
dans la bonne société du XVIIe siècle.
C'est Boileau (Satire X, 1692) qui s'est montré le
plus précis. Il peint une joueuse enragée que l'on voit :
S'en aller méditer une vole au jeu d'hombre ;
S'écrier sur un as mal à propos jeté ;
Se plaindre d'un gano qu'on n'a point écouté !
Ou, querellant tout bas le ciel qu'elle regarde,
À la bête gémir d'un roi venu sans garde !
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Ferdinand Brunetière, annotant ces vers dans une édition
classique, a écrit : « Un bon exemple pour montrer l'obscurité que
l'emploi tant recommandé du terme concret, technique et spécial, jette en
général après deux siècles sur tout un développement. Depuis qu'on a cessé de
jouer à la barrette, au lansquenet et à l'hombre, nous ne comprenons plus les
vers de Boileau. »
On ne saurait aucunement souscrire à ce jugement du célèbre
critique. C'est Boileau qui, avait raison ; et, pour le comprendre, il
aurait suffi à Brunetière d'ouvrir la vieille Académie universelle des Jeux.
Et ce n'est pas un lecteur du Chasseur Français qui protestera contre
l'emploi des termes techniques !
Georges RENAUD.
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