Nous avons vu, dans notre dernière causerie, comment
l'on s'acheminait méthodiquement vers la démocratisation du transport aérien.
Moins de luxe à bord, autant, sinon plus de vitesse, un
coefficient de « remplissage » accru, telles sont les conditions qui
permettront cette heureuse évolution.
En général, l'habitué des lignes aériennes s'intéresse et
aime à connaître les détails de fonctionnement du mastodonte qui le transporte
à quelque 400 kilomètres-heure dans tous les ciels du monde.
Mais, puisque demain le vent des hélices et le souffle des
réacteurs emporteront dans les airs d'innombrables profanes, il semble
intéressant de les familiariser avec quelques données et quelques chiffres.
Certains chiffres pourront paraître fastidieux. En revanche, certains autres
seront assez stupéfiants.
Pour poursuivre cette étude, choisissons un avion français.
Nous le verrons demain à de nombreux exemplaires sur les lignes de l'Union
française. Avion de classe internationale légèrement moins rapide que son
concurrent actuel américain « Constellation » et plus lent que
l'appareil à réaction britannique « Comet », qui est un appareil
d'une autre catégorie, voici l'« Armagnac », splendide réalisation
française que nos lecteurs connaissent bien. Il contribuera indiscutablement à
l'application du tarif « deuxième classe », surtout sur les parcours
inférieurs à 2.800 kilomètres, où il offre des possibilités de rentabilité
nettement supérieures aux appareils étrangers de même catégorie.
Lorsque l'hôtesse de l'air vous accueillera à son bord avec
son plus délicieux sourire, sachez que 14.000 CV sont prêts à obéir
fougueusement aux ordres de leurs maîtres pilotes et mécaniciens. La chaleur
qui se dégagera des « pots d'échappement » de ces moteurs pendant une
heure de vol suffirait à chauffer un immeuble moderne de dix étages pendant
plusieurs journées.
Vous aurez 40 à 90 compagnons de route suivant la ligne
empruntée. Vous formerez, avec l'appareil, ses réserves d'essence et d'huile,
etc., une masse de près de 80 tonnes. Vous vous déplacerez, sans
seulement vous en rendre compte, à quelque 450 kilomètres à l'heure. Vos ailes
auront près de 50 mètres d'envergure, et la hauteur de l'empennage vertical, 14
mètres. Cet appareil « démocratique » aura coûté la bagatelle d'un
demi-milliard de francs, les quatre moteurs valant à eux seuls une soixantaine
de millions et leurs hélices une vingtaine.
Le carburant employé sera de l'essence, en principe détaxée,
payée 26 francs le litre seulement.
La dépense en carburant variera en fonction de l'étape. Vous
en consommerez moins à l'heure de vol si l'étape est plus longue.
Quelques chiffres : 75.000 francs à l'heure pour une étape de 1.000
kilomètres ; 67.000 francs à l'heure pour 2.000 kilomètres ; 64.000
francs à l'heure pour 3.000 kilomètres et 61.000 francs à l'heure pour 4.000
kilomètres. Sachez aussi qu'une large réserve de carburant vous met en sécurité
au cas où vos pilotes devraient modifier leur plan de vol ou subir une attente
prolongée sur un aérodrome avant d'atterrir.
Mais les moteurs ne sont pas les seuls à consommer du
carburant. L'air conditionné qui alimente votre cabine coûte 20 litres
d'essence à l'heure, et les systèmes de dégivrage des hélices et des bords
d'attaques des ailes, une quarantaine de litres à l'heure.
Avez-vous pensé à combien pouvaient s'élever les traitements
ou les salaires de l'équipage ? Celui-ci est formé d'hommes et de
techniciens d'élite. Pour l'équipage normal d'un long courrier « Armagnac »
composé d'un premier pilote, d'un copilote, d'un mécanicien, d'un radio, d'un
navigateur et de trois stewards, le montant total de leur rémunération s'élève
à 21.000 francs par heure de vol.
L'amortissement d'un « Armagnac » est calculé sur
cinq ans, à raison de 2.400 heures de vol par an. Cet amortissement se situe
donc autour de 38.000 francs à l'heure. À ce chiffre, il convient d'ajouter les
frais et l'amortissement du volant de rechange et les frais d'entretien.
Inutile d'en donner les détails ... Retenons simplement le résultat :
l'entretien et les révisions de la cellule et des moteurs élèvent le prix de
l'heure de vol de près de 60.000 francs. D'autre part, les frais de l'assurance
de « votre avion » se situent autour de 12.500 francs l'heure ...
Voici que, déjà, il faut vous ceinturer pour l'atterrissage ...
Votre escale est là-bas, à quelques dizaines de kilomètres ... Enfin, « votre
avion » ne va plus faire de frais. Erreur, l’« Armagnac » va
payer à l'aérodrome qui le reçoit une taxe d'atterrissage en fonction de son
poids au décollage. Cette taxe se situera entre 25.000 et 30.000 francs pour un
atterrissage.
Le « train de pneus géants » qui a contribué à la
douceur de l'atterrissage vaut encore la bagatelle de 900.000 francs.
Après quelque 70 ou 80 atterrissages, il sera bon pour la
réforme ... Coût : une dizaine de milliers de francs par
atterrissage.
Puis votre avion roulera encore au sol pour atteindre l'ère
de débarquement. Il consommera encore de l'essence et de l'huile ; divers
frais d'entretien de contrôle grèveront encore votre atterrissage de 7.000 à
8.000 francs.
En totalisant tous les postes de dépenses, dépenses fixes ou
dépenses en fonction de la longueur de l'étape, vous connaîtrez le prix de
revient de l'heure de vol. Il se situera entre 238.000 francs l'heure pour une
étape de 1.000 kilomètres et 209.000 francs pour une étape de 4.000 kilomètres.
Vous pourrez ainsi déterminer le prix de revient de la tonne kilométrique de
charge payante.
Sur une étape de 1.000 kilomètres, le prix de revient du
kilomètre ressort à 670 francs, celui de la tonne kilométrique à 38fr.30 ;
ceci avec une charge utile de 17.500 kilogrammes.
Ce prix de revient s'accroît avec la longueur de l'étape.
En effet, dès les deux premiers milliers de kilomètres, la
charge de carburant remplace la charge payante. Pour une étape de 4.000
kilomètres, le prix de revient de la tonne kilométrique atteint 79fr.50.
Si vous estimez que votre personne et vos bagages
représentent en moyenne une centaine de kilogrammes, vous en déduirez que vous
coûtez à la compagnie qui vous transporte 3fr.83 au kilomètre sur 1.000
kilomètres et 7fr.95 sur 4.000 kilomètres.
Si ce dernier chiffre vous semble supérieur à celui du
kilomètre d'un de nos antiques « tortillards », sachez qu'il est
inférieur à celui d'un train de luxe Paris-Côte d'Azur. Vous aurez aussi une
autre satisfaction d'amour-propre jointe au plaisir d'utiliser les avions des
lignes françaises ... Vous ne devrez rien à tous ces « pauvres »
contribuables, vos compatriotes. La plupart des compagnies aériennes françaises
de transport réalisent, en effet, des bénéfices et non des déficits. Air-France
ne fera, très bientôt, plus exception à la règle.
Et, maintenant que vous connaissez une partie des secrets du
rythme puissant du cœur et de la vie de l’« Armagnac », je vous
souhaite, amis lecteurs, d'éprouver la même joie et la même fierté que j'ai
ressenties à voler à son bord en compagnie de Nadot et Gally, les fameux chefs
pilotes de la S. N. C. A. S. E., à l'occasion du
fameux meeting du 1er juillet à Paris, l'an dernier.
Maurice DESSAGNE.
|