De divers côtés on entend dire, et cela non point par des
humoristes, mais par de sévères techniciens, que le problème de la peinture
parfumée ne tardera pas à se poser d'une manière impérieuse.
Ces spécialistes disent que ce ne sera guère qu'une
extension, mais quelle extension ! de ce qui a déjà été tenté pour les
encres d'imprimerie.
Toutefois, si, pour les encres d'imprimerie, une odeur
agréable est suffisante puisque la lectrice ou le lecteur ne s'éternisent pas
d'habitude sur une page de revue, les chimistes opinent qu'en ce qui concerne
le parfum d'une peinture celui-ci devra être judicieusement choisi, car on ne
tourne pas un mur comme une page.
Il est donc fort probable qu'une collaboration étroite devra
s'établir entre le chimiste des peintures et celui des parfums.
En effet, il ne faut pas oublier que l'usager, ce
consommateur des choses qui ne se consomment pas, devra vivre, des années
durant dans le même cadre et qu'il s'agira de satisfaire le plus longtemps
possible et sa vue et son odorat.
De plus, il y aura une coquetterie toute naturelle de la
part de toute femme à choisir pour son intérieur un parfum qui soutienne celui
dont elle s'embaume, en s'accordant à lui comme une sorte d'odorant
accompagnement de base, à moins qu'elle ne lui demande d'exalter l'originalité
de son parfum attitré en usant de contraste.
Aussi nous assure-t-on que le siècle ne se terminera pas — ce
serait même seulement une affaire de quelques courtes années — sans que
monsieur fasse passer son bureau en peinture Cuir de Russie, ou en
vernis Ambre, ou en laque Chypre, et que Madame exige pour sa
chambre une peinture laquée au Scandale, de Lanvin, ou une peinture mate
au Soir de Paris, de Bourjois.
Apprêtons-nous donc à dire à quelqu'un qu'on ne peut plus le
voir en parfum ou plus le sentir en peinture, selon l'expression qu'il lui
plaira de choisir.
Le brun au fumet de gigot sera le bienvenu dans la salle à
manger de ceux que leur régime économique ne gâte pas précisément en rôtis, et
le grenat au bouquet de Corton complété d'une pointe d'arôme de Voinay appliqué
en trois couches croisées et lissées sur les boiseries et huisseries consolera
— olfactivement parlé — ceux qui attendent la Noël pour s'offrir le
luxe dangereux d'une « bouteille du dimanche ».
D'ici que l'on fasse des peintures qui se lèchent ! On
a bien vu, à la veille de cette guerre, un savant faire des maisons avec des
pierres à bâtir faites elles-mêmes d'une matière plastique tirée des excédents
de café du Brésil !
Il y a d'ailleurs déjà des peintures cellulosiques qui ont leur
goût prononcé de bonbon anglais. Ceux qui, au pistolet, peignent les
carrosseries d'automobiles à la chaîne en savent quelque chose.
Cette idée de peinture odorante est venue d'Amérique.
C'est en 1946 que la haute technique américaine a donné le
signal du parfumage des couleurs en lançant des encres d'imprimeries
odoriférantes. La revue American Inkmaker (Le fabricant d'encres
américain) présenta cette année-là la première page publicitaire odorante.
Une autre revue qui s'imprimait en couleurs n'employait que
des encres chez lesquelles, à chaque ton, répondait un parfum. Ainsi les pages
en plusieurs couleurs dégageaient-elles un parfum quelque peu panaché.
On annonce que les commerçants américains pourront désormais
emballer les cadeaux achetés par leurs clients dans du papier parfumé, fabriqué
par la Fredard Paper Corp., qui a mis au point une pâte à papier dans
laquelle est incorporé un parfum agréable qui met, paraît-il, assez longtemps à
s'évaporer.
À vrai dire, en matière de correspondance des couleurs et
des parfums, les technocrates de la chimie américaine n'ont rien inventé, car
nous avons des poètes qui se sont penchés sur les symboliques accords des
nuances et des odeurs et nous avons aussi quelques excellents fabricants de
dragées qui, depuis la nuit des temps, ont appliqué la gamme d'accords suivants :
à dragée blanche parfum de vanille, à dragée rose parfum de rose, à dragée
bleue parfum de violette, à dragée verte parfum de marasquin, à dragée crème
parfum de café.
Ainsi, lorsque la mode des peintures murales parfumées nous
aura envahis, aurons-nous l'impression de vivre dans des bonbonnières.
L'expression « en faire voir de toutes les couleurs »
deviendra périmée. Il faudra dire : « en faire respirer de toutes les
couleurs ». Et celui qui mettra sa plume au service d'affaires douteuses
ne fera plus dire que l'argent n'a pas d'odeur s'il emploie une encre mauve au
parfum de violette, bleue au parfum de jacinthe, rouge au parfum de rose.
On a même commencé à voir ou plutôt à humer des films
parfumés. Dès l'apparition de la vedette fatale ou sublime, son parfum chéri
envahit la salle. Si ce mouvement traverse l'Atlantique, nous pourrons emporter
notre flacon d'eau de lavande au cinéma pour supporter l'odeur des films avec
charniers et villes transformées en rôtissoires. Le Livre de la Jungle
dégagera une puissante odeur de ménagerie ; Kentucky aura quelque
peu un goût de crottin ; quand Ademaï au moyen âge battra l'eau de
la mare pour que les grenouilles ne cassent pas les oreilles de son seigneur,
une douceâtre odeur d'eau croupie nous parviendra ; Marius et Porte
d'Orient embaumeront le pastis ; mais, avec Jean de la Lune,
nous nagerons dans les effluves embaumés et combinés qui caractérisent si
délicieusement les magasins de fleuristes.
À partir du moment où des films en couleur, des journaux en
couleur, des emballages en couleur, des portes et des murs en couleur
exhaleront des parfums, il n'y a pas de raison pour que les fresques et les
tableaux, eux aussi, ne se mettent pas au diapason et ne soient peints avec des
couleurs odoriférantes.
Les œuvres de nos artistes exhaleront des « constructions
parfumées » particulièrement entêtantes. Les toiles de nos non-figuratifs
ne parviendront sans doute pas à sortir des parfums abstraits. Les natures
mortes avec fruits seront deux fois alléchantes ; celles avec poissons
risqueront d'être un brin pénétrantes. Les paysages printaniers auront une
senteur de pêchers en fleurs. Les académies nous révéleront le parfum préféré
du modèle. Toutefois, comme nombre d'artistes ont tendance à représenter le nu féminin
sous un aspect boueux pour ne pas dire verdâtre et putride, ils seront obligés
de fuir eux-mêmes leur œuvre avilissante et, las d'en être incommodés,
reviendront peut-être à une conception plus saine, fraîche et agréable, de la
beauté féminine.
Mais cet usage prévu de la peinture parfumée dans nos
intérieurs appelle beaucoup de circonspection.
C'est que la respiration quotidienne de certains parfums
n'est pas sans danger, d'autant plus qu'ils sont plus séduisants.
Respirés trop longtemps et trop intensément, les plus
charmants des parfums finissent pas avoir des effets curieux : celui de la
rose rend avare ; celui de l'œillet rend méchant ; celui du magnolia
incite au saccage ; celui du géranium donne le goût des aventures ;
celui de la violette conduit au mysticisme ; celui de la menthe exaspère
les passions politiques ; celui de l'ylang-ylang développe à l'extrême la
sensualité ; celui du chiendent donne la bosse des arts et inspire les
muses. C'est sans doute pourquoi les problèmes de l'existence qui se posent à
nombre d'artistes sont un vrai chiendent.
Bref, il faudra que, demain, tout peintre en bâtiment et
peintre-décorateur soit au moins docteur en médecine psychiatrique pour savoir
dans quel pot de couleur tremper son pinceau, afin de ne pas se mettre sur la
conscience de dangereux dérèglements psychiques provoqués chez ses clientes et
clients.
A. SOULILLOU.
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