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Histoire du melon

Le melon, partagé en côtes afin d'être mangé en famille, comme l'a écrit à peu près un de nos auteurs classiques, fait, depuis des siècles, les délices des Français. Le DChampier, vers le milieu du XVIe siècle, écrit au sujet de cette succulente cucurbitacée : « Quoique l'on commençât à les cultiver beaucoup en France, ils y étoient néanmoins assez récents, et qu'on les devoit probablement aux conquêtes de Charles VIII en Italie : que les Languedociens surtout excelloient dans cette culture ; qu'on ayoit déjà essayé d'en élever dans nos provinces septentrionales ; qu'il y en avoit entre autres une espèce sucrée et parfumée, et, pour cette raison, nommée sucrin ; enfin que la bonne qualité d'un melon consistoit à être sec intérieurement, et que, quand il ne se trouvoit pas tel, on le laissoit aux domestiques, ou on le donnoit aux mulets pour les engraisser. »

Vers la même époque, Charles Estienne et Liebaut, dans leur très intéressant Traité d'agriculture, véritable encyclopédie pratique de la vie à la campagne, nous apprennent que les melons sucrins étaient ainsi nommés parce que les jardiniers les arrosaient d'eau sucrée ! Ils ajoutent que les melons turquins, d'un vert noir, étaient également très recherchés des amateurs.

De son côté, le médecin Jacques Pons, auteur d'un curieux Traité des melons publié pour la première fois en 1586, estime, lui, que ces sortes de concombres nous étaient venues d'Afrique par l'Italie et l'Espagne.

Par la suite, d'autres auteurs consacrèrent quelques lignes à cette importante question ; en 1827, Alexandre Martin, dans son Manuel de l’amateur de melons, pense que ce fruit cher aux gourmets fut découvert par les Grecs.

Voici à présent une opinion plus humoristique :

Le 7 juillet 1843, un curieux journal de modes, La Péri, insérait dans ses faits divers une fort amusante aventure qui s'était déroulée devant la justice de paix du VIe arrondissement de Paris. Un sieur L ..., marchand grainetier et de surcroît sergent-major de cette garde nationale dont nous avons récemment conté les fastes, accusait M. B ..., professeur suppléant d'histoire dans un collège parisien, de l'avoir traité de melon à la suite d'une partie de dominos ; le plaignant demandait de lourds dommages et intérêts.

Lorsque l'affaire passa devant le prétoire, l'accusé débuta ainsi :

— Sous le règne de Constantin le Grand ...

— Au fait, monsieur, au fait, interrompit le juge qui se souvenait peut-être des Plaideurs de Racine.

— J'y arrive. Sous le règne de Constantin le Grand, dis-je, vivait, à Lugdunum, Horatius Melo, illustre patricien qui, après s'être couvert de gloire dans le commandement d'une légion romaine, transporta d'Italie dans la Gaule le savoureux tubercule auquel il a donné son nom.

Le magistrat sourit et le front du plaignant commença à se détendre.

— Mon honorable ami L ..., continua l'orateur, a donc grand tort de s'offenser d'une épithète qui, au contraire, prouve le grand cas que je fais de ses vertus civiles et militaires.

Alors le grainetier, quittant son siège, se précipita vers son ex-ennemi, lui prit les mains avec fougue et lui promit de baptiser son prochain fils du nom à la fois héroïque et peu banal d'Horatius Melo ... L'histoire est drôle, mais n'a rien à voir, faut-il le souligner, avec celle — véritable — de cette exquise cucurbitacée.

Revenons, si vous le voulez bien, à des bases plus solides et demandons à l'érudit Dr Leclerc — qui a publié sur l'histoire des fruits un fort plaisant et érudit ouvrage — son opinion autorisée ; voici ce qu'il écrit : « Le melon est un fruit asiatique, dont la patrie d'origine s'étend du pied de l'Himalaya au cap Comorin, dans le pays des Kalmoucks, dans les régions du Caucase et de la Tartarie : peut-être aussi croissait-il spontanément dans la vallée du Nil ; du moins y fut-il naturalisé à une époque qui se perd dans la nuit des temps, car on le trouve souvent représenté sur les tables d'offrandes de la cinquième dynastie et, actuellement encore, il est très commun dans les jardins qui environnent Jaffa.

» La confusion qui règne sur les cucurbitacées décrites par les naturalistes grecs et romains ne permet pas d'affirmer que le melon leur fut connu : on croit pouvoir l'identifier avec le Melo pepo de Pline, dont les fruits ne sont pas suspendus, mais croissent à terre en masse ronde et ont ceci de particulier qu'aussitôt après leur maturité ils se détachent de leur pédicule. Ce n'est réellement qu'au Moyen âge qu'il commence à jouer, en Europe, un rôle important dans l'alimentation. »

Vers la fin du XVe siècle, Charles VIII rapporta d'Italie ces Cantalupi venus d'Arménie à Rome peu de temps auparavant ; grâces soient rendues à cette guerre d'Italie qui nous enrichit d'une merveille gastronomique !

Le XVIe siècle raffola de ces globes côtelés et sucrés. Henri IV les aimait à la folie, et cet amour immodéré lui causa parfois de cruelles indigestions enregistrées par son médecin Pons, dans un rarissime petit livre dont la première édition a été achetée plus de vingt mille francs, il y a quelques années, par la Bibliothèque nationale.

Son contemporain Malherbe avait les mêmes goûts. N'écrivait-il pas à Racan, le chantre délicat de la vie rurale, ces quelques lignes empreintes d'une certaine philosophie, en dépit de leur apparent cynisme : « Il est malaisé que je n'aie dit devant vous ce que j'ai dit en toutes les bonnes compagnies de la cour, que je ne trouvois que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons. C'est un sentiment que j'ai eu dès ma naissance. »

Au XVIIe siècle, un autre écrivain, ami de la nature, fervent gastronome, dont les vers sent tombés dans un injuste oubli, le « bon gros » Saint-Amant, adresse à la savoureuse cucurbitacée cet élogieux poème :

O manger précieux délices de la bouche !
O doux reptile herbu, rampant sur une couche !
O beaucoup mieux que l'or, chef-d'œuvre d'Apollon !
O fleur de tous les fruits ! O ravissant melon !

Sous le règne de Louis XIV, des marchands proposent cantalous ou sucrins dans les rues de Paris, mais ils sont surveillés par la police qui interdit cette vente à. certaines dates — jugées néfastes — de l'année.

C'est dit-on, en l'an de grâce 1777, que des religieux du prieuré de Grandmont, près de Rouen, rapportèrent d'Afrique les premiers pépins de melons verts ; on ne saurait décidément assez rendre justice à ces bons moines d'autrefois, qui ont enrichi si noblement la gastronomie française ...

Au début du siècle dernier, les auteurs culinaires s'intéressent beaucoup à ce fruit que l'on va déguster, d'après l’Observateur des modes de 1823, au Café Laitter, ou que l'on achète chez Chevet. C'est en 1827 qu'Alexandre Martin, fécond polygraphe, fit paraître son Manuel de l'amateur de melons, petit volume joliment illustré et d'une lecture encore agréable. L'œuvre de Martin est un véritable guide dans lequel l'auteur énumère les différentes espèces, dont le prescott importé vers 1800 par un jardinier anglais, puis il passe en revue les modes de culture, indique les adresses des marchands de graines et donne quelques conseils gastronomiques. Alexis Martin signale tout d'abord qu'un bon melon doit être lourd, ne pas sonner le creux et qu'il est préférable de le mettre à la glace. Puis il ajoute : « On sert ordinairement le melon après le potage, avec le bœuf. On a soin de l'arroser d'un vin généreux. Froid de sa nature, il convient d'en hâter, d'en précipiter la digestion, et rien n'est plus propre pour obtenir cet heureux résultat qu'un verre d'excellent vin ... quelques personnes mangent le melon avec du sucre, d'autres avec du sel, d'autres avec du poivre » ; comme on ne saurait disputer des goûts, nous ne dirons rien de ces divers assaisonnements : le gourmet se permet d'étendre légèrement sur la tranche du melon un peu de poivre, mais jamais de sucre. Martin nous apprend que l'on en faisait aussi des préparations diverses : « confit avec de la cannelle et des clous de girofle, il forme une compote stomachique qui plaît surtout aux dames, et qu'on sert avec les viandes ». On le confisait au sucre ou au miel, on en faisait des potages ou des glaces. Mélangé à des poires de bon chrétien, des poires beurrées et des tranches de carotte, il constituait, paraît-il, un succulent raisiné !

Les amateurs de cette exquise cucurbitacée étaient nombreux au siècle dernier, citons au moins Alexandre Dumas père, le populaire romancier. Un jour, en 1864, précise-t-on, il passa par Cavaillon et apprécia fort les produits locaux ; peu de temps après, il reçut une lettre d'un conseiller municipal de cette ville lui demandant ses œuvres pour la bibliothèque ; le père de Monte-Christo proposa alors une sorte d'échange : ses livres contre une rente annuelle de douze melons. L'offre fut acceptée et Cavaillon put lire deux cents volumes du fécond écrivain. Jusqu'à sa mort celui-ci put savourer quelques-uns de ces fruits si goûtés des Français dont nous avons essayé de retracer l'histoire.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°664 Juin 1952 Page 382