Parmi les crustacés, les zoologistes distinguent de nombreux
sous-ordres. Mais, pour le commun des mortels, un seul de ces sous-ordres
compte : celui des décapodes, des « dix-pieds ». C'est lui, en
effet, qui comprend les espèces les plus courantes, du moins dans les
poissonneries, sinon dans le plancton marin ! D'un côté, langoustes,
homards, crevettes, écrevisses et autres crustacés à grande queue, les « macroures » ;
de l'autre, les crustacés à abdomen peu développé, les « brachyoures »,
les crabes. Entre les uns et les autres, dont nous avons déjà parlé ici, les « anomoures »,
crustacés à abdomen anormal, qui se réduisent dans nos mers aux bernards-l'ermite.
D'un coup de pierre, on écrase la coquille. Parmi les débris
calcaires, la petite bête agite ses pattes cuirassées, tord son ventre nu. On
sépare, entre deux doigts, cet abdomen rose qui, par sa forme, appelle déjà
l'hameçon où le voici empalé bientôt. Et les poissons, qui n'ont jamais pu
goûter au boudin tendre et dodu si bien protégé au fond d'une coquille, se
verront offrir ce morceau de roi en un fallacieux repas.
Pauvre bernard-l'ermite ! Il paye d'avoir toujours
caché son ventre grassouillet dans une coquille volée ... L'affaire doit
remonter à des temps très lointains. Quand un crustacé mue, il se sent « tout
chose » de n'avoir plus qu'une chair molle ; alors, privé de sa
carapace protectrice, il essaie de se dérober dans quelque retrait qui l'abrite
et il n'en bouge plus tant que ses téguments ne se sont pas durcis. Or donc
certain bernard dut avoir, jadis, l'astuce de s'abriter dans une coquille vide.
Le domicile lui parut si confortable qu'il ne le quitta plus. Aussi, juste
rançon d'une vie trop facile, sa chair ne s'est pas affermie et, même, s'est
amollie.
Il est facile aux enfants de cueillir des bernards-l'ermite
près du rivage, sur les moindres rocailles. Les coquilles à pattes se
distinguent aisément de celles qui contiennent encore leur vrai propriétaire, leur
constructeur, le mollusque : elles n'adhèrent point aux rochers. Et les
voilà dans les seaux peints de bateaux à voile. C'est amusant, ces coquilles
qui trottent ! Si l'eau est plus profonde, une cuillère tordue attachée à
un bambou permet de les ramasser au fond.
Mais les professionnels utilisent des paniers d'osier
hémisphériques qu'ils mouillent en profondeur et qui leur donnent des bernards-l'ermite
beaucoup plus gros que ceux du bord. Professionnels, le mot n'est pas exagéré,
sur le littoral provençal du moins : il existe à Marseille de véritables
spécialistes qui ne pratiquent qu'une seule pêche, celle des « piades »,
car tel est le nom provençal des bernards, comme « soldats » le nom
normand, et « pagures » le véritable nom, le nom scientifique. Sur la
côte, entre Marseille et le delta du Rhône, il n'est pas rare de voir mouiller
des chapelets de 100 à 200 nasses. Mais nous ne prétendons pas qu'on voit à la
surface leurs bouées de liège : rien, en effet, ne les signale. Deux fois
par semaine, leurs propriétaires vont les relever, accrochant avec un grappin
la corde qui les relie l'un à l'autre. De Marseille, les « piades »
sont expédiés à tous les ports méditerranéens, où ils constituent un des
principaux appâts.
Sur le rivage, les coquilles que choisissent les pagures
sont petites, le plus souvent des natices, des cérites, des troques, des
littorines. Dans les nasses, des fonds de 10 à 30 mètres, on remonte surtout
des pagures qui ont pour demeure de plus grosses coquilles, surtout des murex.
Enfin, si des filets en ramènent de zones plus profondes, on trouve des pagures
dans les plus gros spécimens de coquilles, buccins, tritons ou cassidaires ;
et les hôtes de ces palais émaillés à la belle architecture contournée peuvent
atteindre la taille d'une petite langouste. Devant ces monstrueux exemplaires
(on en voit souvent dans les aquariums), on a peine à les croire de même espèce
que les bestioles qui remuent leurs pattes à leur fenêtre dans les seaux des
enfants.
Ils sont rouges, formidablement armés. Deux paires de
longues antennes, deux grosses pinces en massue dont la droite, plus forte,
sert de porte à la demeure, huit paires de pattes, et cette affreuse bouche des
crustacés aux pattes-mâchoires toujours en mouvement comme des pièces
d'horlogerie. Par là-dessus, deux gros yeux noirs, perles montées sur
pédoncules. On croirait quelque guerrier à la puissante armure, en particulier
un samouraï japonais. Il est admis que c'est cet aspect si redoutable qui vaut
à ces animaux le nom de « soldat » sous lequel ils sont connus en
Normandie, celui de « soldiers-crab » qu'ils portent en Angleterre.
Mais ne serait-ce point plutôt parce qu'ils montent éternellement la garde à
l'entrée de leur guérite ?
À vrai dire, les dix paires de pattes annoncées par le nom
du sous-ordre des « décapodes » n'apparaissent pas clairement :
une paire porte les pinces, deux paires forment les pattes marcheuses ; les
dernières paires sont atrophiées et, souvent, rejetées sur le dos, leur
développement étant contrarié par le frottement de la coquille dont elles
sortent à peine. Quant au reste du corps, vous ne le verrez pas : ce
soldat protège ses derrières. Tout au plus pourrez-vous entrevoir un peu de sa
nudité rose lorsqu'il se tendra hors de sa maison pour saisir une proie.
À moins de le surprendre quand le voleur de maison change de
demeure, pour cause d'agrandissement interne, ce qui est tout une affaire, et
passionnante à observer.
Pierre DE LATIL.
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