Accueil  > Années 1952  > N°665 Juillet 1952  > Page 438 Tous droits réservés

On ne peut pas tout savoir !

Au début de ce siècle, un peintre de talent consacra une partie de sa vie à une œuvre d'art, qu'il exécuta avec la plus rigoureuse conscience professionnelle et qui lui valut un légitime succès.

Cette œuvre retraçait la vie du Christ d'après les Évangiles, en un nombre de grandes aquarelles d'une facture très poussée, qui avaient demandé à leur auteur de minutieuses recherches et des études sur place pendant un long séjour aux lieux saints où, jugeait-il avec raison, l'aspect des choses a peu changé, depuis ces temps lointains. Son effort fut récompensé. Quand il exposa enfin son scrupuleux et patient travail, s'il se trouva, comme toujours, des critiques pour apprécier différemment son dessin, sa peinture, sa composition, etc., l'unanimité reconnut son respect de la couleur locale et l'habileté presque visionnaire de ses reconstitutions. Pourquoi fallut-il qu'un profane, qui n'était ni historien, ni exégète, ni ethnologue, ni architecte, et encore moins peintre, fût un jour invité par l'artiste à contempler son ouvrage ? Il l'admira, mais crut pouvoir se permettre une petite, petite remarque.

— Tout cela, déclara-t-il, me semble, autant que je m'y connaisse, d'une irréprochable exactitude en ce qui concerne les types humains, les costumes, les monuments, les paysages. J'observerai seulement que vous avez agrémenté ceux-ci de verdures qui ...

— Dont j'ai copié les éléments un à un sur le terrain même ! interrompit l'auteur, fort de sa conviction.

— Je n'en doute point, reprit le visiteur. Mais n'auriez-vous pas dû alors vous rappeler que la venue du Christ est un événement de beaucoup antérieur à la découverte de l'Amérique ?

— L'Amérique ? ... Je ne vois pas ... le rapport ...

— Le rapport, expliqua l'impitoyable coupeur de cheveux en quatre, est que ces cactus, ces agaves, qui apportent une note si pittoresque au milieu des sables, sont des plantes exclusivement américaines, qui n'ont commencé à être introduites dans l'ancien monde qu'assez tard, au XVIe siècle, sont communes, en effet, de nos jours en Judée et ailleurs, mais n'y existaient donc pas il y a deux mille ans !

L'histoire, authentique, ajoute que le désespoir du peintre fut extrême et en proportion de tout le mal qu'il s'était donné pour ne commettre aucun anachronisme. On aurait pu le consoler en lui apprenant qu'il n'était pas le premier à qui la botanique avait joué de ces mauvais tours.

Il existe dans un de nos monuments publics une certaine fresque, moderne, représentant l'entrée de Jeanne d'Arc à Orléans, et à laquelle il n'y aurait rien à redire si ce glorieux défilé ne se déployait à l'ombre ... des marronniers d'Inde ! D'autre part, il nous souvient d'une charmante illustration, dans un roman de cape et d'épée, où un brillant mousquetaire lance un chaleureux adieu à sa mie, penchée à sa fenêtre au-dessus d'une rangée de pots de géraniums !

L'erreur est aussi flagrante. On ignorait totalement les géraniums ou, pour mieux dire, les pélargoniums dans le Paris de Louis XIII, et même bien plus tard, comme on ignorait les marronniers en 1429 !

On récolterait sans peine des exemples analogues chez les écrivains. Pour ne citer que le plus scrupuleux d'entre eux, le plus jaloux de se disculper des critiques, Gustave Flaubert, son roman de Salammbô ne nous montre pas moins, à plusieurs reprises, le sol de Carthage émaillé de ces malencontreux agaves ou cactus !

*
* *

Ces fautes sont-elles très graves et déshonorent-elles à jamais un artiste, consciencieux par ailleurs ? Nous ne le croyons pas. Elles méritent tout juste qu'on en sourie, comme on sourit du fameux crocodile de la fontaine Olivier, à Paris, crocodile qui tourne la tête de 180 degrés ou peu s'en faut. De telles erreurs seraient fort critiquables chez des spécialistes en animaux et en plantes. Pour les autres, on doit être d'autant plus indulgent que nul n'est à l'abri d'analogues bévues. On ne peut pas tout savoir !

Aussi bien, puisque l'occasion nous en est offerte, profitons-en pour jeter un rapide coup d'œil sur les dates approximatives d'introduction de végétaux exotiques dans nos pays, végétaux qui sont aujourd'hui si communs et familiers qu'ils nous semblent avoir toujours fait partie de notre sol et qui pourtant, furent inconnus de nos parents à une époque relativement très proche encore de nous.

Quoi de plus banal que ce que nous appelons l’acacia, cet arbre au joli feuillage penné, aux fleurs en grappes odorantes dont on fait des beignets, qui croît partout comme de la mauvaise herbe et qui semble avoir été créé par la nature pour meubler les jardins de banlieue, cacher les décombres et habiller les talus de chemins de fer ? C'est pourtant un étranger, qui n'est ni le plus ancien, ni le plus nouveau venu, mais qui mérite une mention et même un respect tout spéciaux, car l'unique ancêtre de sa lignée, qui peupla non seulement toute la France, mais aussi toute l'Europe, est encore aujourd'hui debout, et bien vivant, à Paris même, où il fut planté sous le règne de Henri IV !

Son vrai nom est le robinier, car les véritables acacias sont d'une autre famille. Et il se nomme ainsi parce que c'est Robin, jardinier du Vert-Galant, qui en sema la première graine, place Dauphine, en 1601. L'arbre sortit du sol, grandit, et demeura là jusqu'en l'année 1636, où il fut transplanté au « Jardin des Plantes du Roi », c'est-à-dire au Muséum, où chacun peut encore le voir aujourd'hui.

C'est la même année, au même lieu, que fut planté le premier marronnier d'Inde ... de France. Mais celui-ci avait déjà des parents introduits en Europe depuis soixante ans, quand il arriva pour la première fois de sa vraie patrie, l'Asie Mineure, en 1576.

Puisque nous sommes au Muséum, saluons-y encore un noble personnage, qui ajoute à sa majestueuse beauté l'auréole d'une légende. C'est le fameux cèdre du Liban, planté dans le labyrinthe, par Bernard de Jussieu, en 1734. À cette précision s'arrête la vérité historique, car la tradition de l'arbre, ramenée par le savant au fond de son chapeau, est parfaitement apocryphe. En outre, il ne venait que d'Angleterre, où l'espèce était acclimatée depuis 1670.

Il faudrait citer encore, dans les mêmes parages, le premier sophora, venu de Chine en 1747, les platanes de Buffon (1784) et l'un des plus récents adoptés, le paulownia, apparu seulement en 1835. Et ailleurs, d'autres exotiques qui, aujourd'hui, font partie de la population courante de nos jardins : le saule pleureur, cher à Alfred de Musset, et dont Ronsard ni même Malherbe n'auraient pu souhaiter sur leur tombe le « feuillage éploré », car il ne fut importé d'Extrême-Orient qu'en 1692 ; les camélias, introduits des mêmes régions en 1739, ainsi que les ailantes en 1751, à peu près en même temps que l'étrange gingko, qu'on a pu appeler a juste titre un « fossile vivant », car, cultivé au japon, il n'existe nulle part à l'état sauvage. Du Japon encore, nous est venu l'aucuba (1783), le fusain, devenu si commun, et apparu seulement en 1803, tandis que la glycine ne quittait la Chine pour notre ciel qu'en 1818.

Mais c'est avec les fleurs de nos jardins que doivent être prudents les peintres d'histoire — puisque c'est à propos d'eux que-nous avons évoqué ce calendrier végétal, auquel on pourrait ajouter bien d'autres exemples. Beaucoup de ces fleurs sont des tard venues, et qui voudrait retracer parmi elles la vie de nos ancêtres n'aurait qu'un choix assez restreint à sa disposition.

Ne parlons pas des espèces rares. Mais nous faisions allusion tout à l'heure aux géraniums. Beaucoup de ceux-ci sont de petites plantes sauvages de nos contrées. Mais, par allusion à leur aspect, leurs couleurs, etc., on a continué de donner leur nom, dans le langage courant, à une fleur d'ailleurs très voisine, aujourd'hui partout cultivée, à cause de la facilité de l'élever en pot, par boutures, jusque dans les cours ou les mansardes, où ses pétales, le plus souvent d'un vermillon éclatant, mettent une note de gaieté incomparable. Eh bien ! ces pélargoniums, pour les nommer comme il faut, ont pour patrie l'Afrique du Sud ; ils n'ont commencé à être connus en Europe que tout à la fin du règne de Louis XIV et ne se répandirent réellement dans nos jardins que vers 1822.

Lorsque nous nous promenons dans nos provinces de l'Ouest; et surtout en Bretagne ou dans les îles anglo-normandes, il nous semble que les hortensias sont presque des plantes sauvages, car elles fleurissent en énormes touffes sur les talus ou dans les haies, où elles paraissent s'être développées spontanément. Elles étaient cependant parfaitement inconnues en France jusqu'à la Révolution, époque où elles furent rapportées des îles Canaries, à peu près en même temps que les cinéraires, originaires des mêmes lieux.

Quel est le plus modeste jardinet où ne s'épanouit tout un lot aux teintes variées de reines-marguerites ? Encore des fleurs cependant qu'il ne faudrait pas faire figurer, par exemple, dans la corbeille de mariage de Marie Leczinska, épousant Louis XV ! ... Car, envoyées de Chine pour la première fois, à l'état de graines, par le P. d'Incarville, au Muséum, elles ne furent plantées dans les serres de cet établissement qu'en 1730.

La liste serait interminable de ces étrangères et dépasserait de beaucoup les limites de cet article, s'il fallait énumérer, à côté des arbres et des arbustes d'ornement, les fruits, les légumes, les grains qui entrent dans la composition des plus ordinaires de nos menus, depuis les haricots ou les pommes de terre jusqu'au maïs, depuis la tomate jusqu'au melon, etc. Mais, nous bornant aux seules fleurs des jardins et négligeant toutes celles que nous n'avons pas nommées encore, aussi simples que la giroflée ou l’iris, la pivoine ou le réséda, le lilas ou le pois de senteur, demandons-nous seulement desquelles pouvaient disposer, au moyen âge, nos grands-parents dans leurs modestes « courtils », puisque toutes ces variétés leur étaient parfaitement inconnues.

On pourrait presque les compter sur les doigts. En outre, elles n'existaient que sous leur aspect le plus simple, encore tout proche de la forme sauvage et indigène dont elles étaient directement issues : pâquerettes, centaurées, campanules des prés, violettes, muguets, ancolies, digitales, perce-neige des bois, narcisses, aconits, saxifrages des régions montagneuses ... ajoutez-en une demi-douzaine qui ne nous viennent pas sous la plume, et ce sera tout ! ... Récolte assez pauvre sans doute, mais touchante aussi, et qui suffisait à donner au seuil de la plus humble chaumière sa part de grâce et de beauté.

Quoi qu'il en soit, souhaitons que ces indications sommaires puissent servir aux artistes qui auraient à illustrer les Aventures des quatre fils Aymon, la Chanson de Roland ou l'histoire de Tristan et Yseult !

L. MARCELLIN.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 438