Au début de ce siècle, un peintre de talent consacra une
partie de sa vie à une œuvre d'art, qu'il exécuta avec la plus rigoureuse
conscience professionnelle et qui lui valut un légitime succès.
Cette œuvre retraçait la vie du Christ d'après les
Évangiles, en un nombre de grandes aquarelles d'une facture très poussée, qui
avaient demandé à leur auteur de minutieuses recherches et des études sur place
pendant un long séjour aux lieux saints où, jugeait-il avec raison, l'aspect
des choses a peu changé, depuis ces temps lointains. Son effort fut récompensé.
Quand il exposa enfin son scrupuleux et patient travail, s'il se trouva, comme
toujours, des critiques pour apprécier différemment son dessin, sa peinture, sa
composition, etc., l'unanimité reconnut son respect de la couleur locale et
l'habileté presque visionnaire de ses reconstitutions. Pourquoi fallut-il qu'un
profane, qui n'était ni historien, ni exégète, ni ethnologue, ni architecte, et
encore moins peintre, fût un jour invité par l'artiste à contempler son ouvrage ?
Il l'admira, mais crut pouvoir se permettre une petite, petite remarque.
— Tout cela, déclara-t-il, me semble, autant que je m'y
connaisse, d'une irréprochable exactitude en ce qui concerne les types humains,
les costumes, les monuments, les paysages. J'observerai seulement que vous avez
agrémenté ceux-ci de verdures qui ...
— Dont j'ai copié les éléments un à un sur le terrain
même ! interrompit l'auteur, fort de sa conviction.
— Je n'en doute point, reprit le visiteur. Mais
n'auriez-vous pas dû alors vous rappeler que la venue du Christ est un
événement de beaucoup antérieur à la découverte de l'Amérique ?
— L'Amérique ? ... Je ne vois pas ... le
rapport ...
— Le rapport, expliqua l'impitoyable coupeur de cheveux
en quatre, est que ces cactus, ces agaves, qui apportent une note
si pittoresque au milieu des sables, sont des plantes exclusivement
américaines, qui n'ont commencé à être introduites dans l'ancien monde qu'assez
tard, au XVIe
siècle, sont communes, en effet, de nos jours en Judée et ailleurs, mais n'y
existaient donc pas il y a deux mille ans !
L'histoire, authentique, ajoute que le désespoir du peintre
fut extrême et en proportion de tout le mal qu'il s'était donné pour ne
commettre aucun anachronisme. On aurait pu le consoler en lui apprenant qu'il
n'était pas le premier à qui la botanique avait joué de ces mauvais tours.
Il existe dans un de nos monuments publics une certaine
fresque, moderne, représentant l'entrée de Jeanne d'Arc à Orléans, et à
laquelle il n'y aurait rien à redire si ce glorieux défilé ne se déployait à l'ombre ...
des marronniers d'Inde ! D'autre part, il nous souvient d'une
charmante illustration, dans un roman de cape et d'épée, où un brillant
mousquetaire lance un chaleureux adieu à sa mie, penchée à sa fenêtre au-dessus
d'une rangée de pots de géraniums !
L'erreur est aussi flagrante. On ignorait totalement les
géraniums ou, pour mieux dire, les pélargoniums dans le Paris de Louis
XIII, et même bien plus tard, comme on ignorait les marronniers en 1429 !
On récolterait sans peine des exemples analogues chez les
écrivains. Pour ne citer que le plus scrupuleux d'entre eux, le plus jaloux de
se disculper des critiques, Gustave Flaubert, son roman de Salammbô ne
nous montre pas moins, à plusieurs reprises, le sol de Carthage émaillé de ces
malencontreux agaves ou cactus !
* * *
Ces fautes sont-elles très graves et déshonorent-elles à
jamais un artiste, consciencieux par ailleurs ? Nous ne le croyons pas.
Elles méritent tout juste qu'on en sourie, comme on sourit du fameux crocodile
de la fontaine Olivier, à Paris, crocodile qui tourne la tête de 180 degrés ou
peu s'en faut. De telles erreurs seraient fort critiquables chez des
spécialistes en animaux et en plantes. Pour les autres, on doit être d'autant
plus indulgent que nul n'est à l'abri d'analogues bévues. On ne peut pas tout
savoir !
Aussi bien, puisque l'occasion nous en est offerte,
profitons-en pour jeter un rapide coup d'œil sur les dates approximatives
d'introduction de végétaux exotiques dans nos pays, végétaux qui sont
aujourd'hui si communs et familiers qu'ils nous semblent avoir toujours fait
partie de notre sol et qui pourtant, furent inconnus de nos parents à une
époque relativement très proche encore de nous.
Quoi de plus banal que ce que nous appelons l’acacia,
cet arbre au joli feuillage penné, aux fleurs en grappes odorantes dont on fait
des beignets, qui croît partout comme de la mauvaise herbe et qui semble avoir
été créé par la nature pour meubler les jardins de banlieue, cacher les
décombres et habiller les talus de chemins de fer ? C'est pourtant un
étranger, qui n'est ni le plus ancien, ni le plus nouveau venu, mais qui mérite
une mention et même un respect tout spéciaux, car l'unique ancêtre de sa
lignée, qui peupla non seulement toute la France, mais aussi toute l'Europe,
est encore aujourd'hui debout, et bien vivant, à Paris même, où il fut planté
sous le règne de Henri IV !
Son vrai nom est le robinier, car les véritables
acacias sont d'une autre famille. Et il se nomme ainsi parce que c'est Robin,
jardinier du Vert-Galant, qui en sema la première graine, place Dauphine, en 1601. L'arbre sortit du sol, grandit, et demeura là jusqu'en l'année 1636, où il fut transplanté au « Jardin
des Plantes du Roi », c'est-à-dire au Muséum, où chacun peut encore le
voir aujourd'hui.
C'est la même année, au même lieu, que fut planté le premier
marronnier d'Inde ... de France. Mais celui-ci avait déjà des
parents introduits en Europe depuis soixante ans, quand il arriva pour la
première fois de sa vraie patrie, l'Asie Mineure, en 1576.
Puisque nous sommes au Muséum, saluons-y encore un noble
personnage, qui ajoute à sa majestueuse beauté l'auréole d'une légende. C'est
le fameux cèdre du Liban, planté dans le labyrinthe, par Bernard de
Jussieu, en 1734. À cette précision s'arrête la vérité historique, car la
tradition de l'arbre, ramenée par le savant au fond de son chapeau, est
parfaitement apocryphe. En outre, il ne venait que d'Angleterre, où l'espèce
était acclimatée depuis 1670.
Il faudrait citer encore, dans les mêmes parages, le premier
sophora, venu de Chine en 1747, les platanes de Buffon (1784) et
l'un des plus récents adoptés, le paulownia, apparu seulement en 1835.
Et ailleurs, d'autres exotiques qui, aujourd'hui, font partie de la population
courante de nos jardins : le saule pleureur, cher à Alfred de
Musset, et dont Ronsard ni même Malherbe n'auraient pu souhaiter sur leur tombe
le « feuillage éploré », car il ne fut importé d'Extrême-Orient qu'en
1692 ; les camélias, introduits des mêmes régions en 1739, ainsi
que les ailantes en 1751, à peu près en même temps que l'étrange gingko,
qu'on a pu appeler a juste titre un « fossile vivant », car, cultivé
au japon, il n'existe nulle part à l'état sauvage. Du Japon encore, nous est
venu l'aucuba (1783), le fusain, devenu si commun, et apparu
seulement en 1803, tandis que la glycine ne quittait la Chine pour notre ciel qu'en 1818.
Mais c'est avec les fleurs de nos jardins que doivent être
prudents les peintres d'histoire — puisque c'est à propos d'eux que-nous
avons évoqué ce calendrier végétal, auquel on pourrait ajouter bien d'autres
exemples. Beaucoup de ces fleurs sont des tard venues, et qui voudrait retracer
parmi elles la vie de nos ancêtres n'aurait qu'un choix assez restreint à sa
disposition.
Ne parlons pas des espèces rares. Mais nous faisions
allusion tout à l'heure aux géraniums. Beaucoup de ceux-ci sont de petites
plantes sauvages de nos contrées. Mais, par allusion à leur aspect, leurs
couleurs, etc., on a continué de donner leur nom, dans le langage courant, à
une fleur d'ailleurs très voisine, aujourd'hui partout cultivée, à cause de la
facilité de l'élever en pot, par boutures, jusque dans les cours ou les
mansardes, où ses pétales, le plus souvent d'un vermillon éclatant, mettent une
note de gaieté incomparable. Eh bien ! ces pélargoniums, pour les
nommer comme il faut, ont pour patrie l'Afrique du Sud ; ils n'ont
commencé à être connus en Europe que tout à la fin du règne de Louis XIV et ne
se répandirent réellement dans nos jardins que vers 1822.
Lorsque nous nous promenons dans nos provinces de l'Ouest;
et surtout en Bretagne ou dans les îles anglo-normandes, il nous semble que les
hortensias sont presque des plantes sauvages, car elles fleurissent en
énormes touffes sur les talus ou dans les haies, où elles paraissent s'être
développées spontanément. Elles étaient cependant parfaitement inconnues en
France jusqu'à la Révolution, époque où elles furent rapportées des îles
Canaries, à peu près en même temps que les cinéraires, originaires des mêmes
lieux.
Quel est le plus modeste jardinet où ne s'épanouit tout un
lot aux teintes variées de reines-marguerites ? Encore des fleurs
cependant qu'il ne faudrait pas faire figurer, par exemple, dans la corbeille
de mariage de Marie Leczinska, épousant Louis XV ! ... Car, envoyées
de Chine pour la première fois, à l'état de graines, par le P. d'Incarville,
au Muséum, elles ne furent plantées dans les serres de cet établissement qu'en
1730.
La liste serait interminable de ces étrangères et
dépasserait de beaucoup les limites de cet article, s'il fallait énumérer, à
côté des arbres et des arbustes d'ornement, les fruits, les légumes, les grains
qui entrent dans la composition des plus ordinaires de nos menus, depuis les haricots
ou les pommes de terre jusqu'au maïs, depuis la tomate
jusqu'au melon, etc. Mais, nous bornant aux seules fleurs des jardins et
négligeant toutes celles que nous n'avons pas nommées encore, aussi simples que
la giroflée ou l’iris, la pivoine ou le réséda, le lilas
ou le pois de senteur, demandons-nous seulement desquelles pouvaient
disposer, au moyen âge, nos grands-parents dans leurs modestes « courtils »,
puisque toutes ces variétés leur étaient parfaitement inconnues.
On pourrait presque les compter sur les doigts. En outre, elles
n'existaient que sous leur aspect le plus simple, encore tout proche de la
forme sauvage et indigène dont elles étaient directement issues : pâquerettes,
centaurées, campanules des prés, violettes, muguets,
ancolies, digitales, perce-neige des bois, narcisses,
aconits, saxifrages des régions montagneuses ... ajoutez-en
une demi-douzaine qui ne nous viennent pas sous la plume, et ce sera tout ! ...
Récolte assez pauvre sans doute, mais touchante aussi, et qui suffisait à
donner au seuil de la plus humble chaumière sa part de grâce et de beauté.
Quoi qu'il en soit, souhaitons que ces indications sommaires
puissent servir aux artistes qui auraient à illustrer les Aventures des
quatre fils Aymon, la Chanson de Roland ou l'histoire de Tristan
et Yseult !
L. MARCELLIN.
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