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A travers le monde

Escale à Bornéo

La vaillante petite pinasse avait marché sans arrêt, ce jour-là, depuis notre départ à l'aube de Padang Tikar, le modeste comptoir hollandais situé au sud de Ponthianak, sur les côtes de Bornéo, où notre navire était à l'ancre. En dépit d'un ciel blanc, la chaleur ne nous suffoquait pas. Dans la matinée, nous avions même éprouvé l'effet tonifiant d'une petite brise avant de quitter la mer pour la rivière au tournant de la pointe de Tandjong Bounga.

Cette rivière était un bras étroit et peu fréquenté, mais très long, du delta que forme dans un pays plat et recouvert d'une épaisse jungle l'embouchure du Kapouas. Elle constituait en outre la seule voie directe pour parvenir au kampong d'Ambawang, l'endroit où devait se trouver la tombe de Luciani, notre ancien chef mécanicien ...

Sous l'effet de la monotonie du parcours, notre conversation s'était d'abord ralentie, puis arrêtée. Nous avions cédé à une sorte de somnolence, qu'interrompait de temps à autre une remarque occasionnelle aux passages difficiles de la rivière, ou quand nous croisions un praou, dont l'originalité du gréement ou de l'équipage suscitait notre intérêt. Mon seul compagnon blanc était Mazé, le deuxième mécanicien. Deux indigènes conduisaient la pinasse : c'étaient des Dayaks de Padang Tikar, qui semblaient connaître tous les recoins du delta. Mazé restait assez insensible en face du spectacle que nous offrait la nature. Il eut par contre un instant d'enthousiasme au cours d'une inspection de la pinasse, faite en vue de se détendre, où il découvrit, en nettoyant une plaque du moteur, qu'elle sortait d'un chantier français du bassin d'Arcachon, chose malgré tout un peu inattendue dans un pays comme celui-ci. Vanoosten, l'agent de Padang Tikar, nous expliqua par la suite qu'il l'avait fait venir spécialement à cause de son extrême stabilité. Cette propriété lui valut en mer un ensemble de mouvements désordonnés de roulis et de tangage difficilement supportables, mais la rendit par contre inchavirable dans les mascarets, qui remontent aux fortes marées les rivières de ce côté de Bornéo avec une violence extraordinaire et redoutable.

Par endroit, l'étroite rivière aux courants variables s'élargissait en pool, donnant alors l'illusion d'un petit lac, dont l'abondante végétation aquatique révéla le peu de profondeur et où nos Dayaks nous étonnaient régulièrement par leur habileté à découvrir la sortie en amont. Ces pools étaient infestés de crocodiles. Nous en vîmes plusieurs qui quittaient à notre approche des bancs de sable vaseux, où ils avaient semblé dormir, pour se glisser au fond de l'eau. Ailleurs les rives se rapprochaient à tel point que notre navigation se poursuivait dans une sorte de sombre tunnel vert et bas. D'épaisses couches de parasites végétaux enveloppaient ici les arbres jusque vers leurs branches extrêmes et rendaient impossible toute distinction d'espèces. De lourds rideaux, composés d'un enchevêtrement d'orchidées et d'aracées entremêlées de faisceaux gris ou vert foncé de mousses et de lichens, glissaient avec un bruit rugueux le long de la tente de la pinasse. Surchargé lui-même de lourds paquets de grimpeurs, le rotang étendait partout ses interminables branchages. Néanmoins ces passages encaissés n'étaient pas la règle. Mais partout les arbres des rives se penchaient loin sur la rivière, comme écrasés sous la surabondance des espèces engagées derrière eux dans une lutte silencieuse et sans merci pour la place au soleil. Nous distinguions toutes sortes de camphriers mêlés aux arecs, aux cocotiers et à de magnifiques palmiers dont une espèce semblait normalement être dépourvue de tronc. Les dimensions des feuilles de certains arbres étaient étonnantes de grandeur, alors que souvent celles de leurs voisins ne dépassaient pas le quart d'une feuille de sophora. Une aracée rampante, aux petites fleurs rouges et jaunes, recouvrait le sol d'un épais tapis et étendait par places son rideau en dessus des sous-bois comme une grossière toile de tente. Sur de longs kilomètres, de gros bambous disputaient le long des rives la place à une sorte de sagoutier sauvage.

Nous cherchions à imaginer la situation d'un homme perdu dans un tel enfer ...

Et pourtant les bêtes y vivent, encore qu'à part quelques serpents, de nombreux petits singes et d'innombrables oiseaux nous n'en vîmes aucune. Sans se disputer leurs royautés absolues respectives, l'éléphant, le rhinocéros et le tigre étaient les maîtres incontestés derrière les coulisses vertes qui limitaient ici notre univers. Les Dayaks nous dirent qu'il y vivait aussi des ours, des buffles et des cerfs. Et nous savions qu'à côté de l'orang-outang on pouvait y rencontrer ces curiosités de la nature que sont le singe à trompe (Nasalis larvatus) et le babiroussa, ou cochon-cerf (Babyrussa alfurus), aux canines supérieures recourbées chez le mâle comme deux cornes, et dont les indigènes disent qu'il nage si bien qu'il peut se rendre d'une île à l'autre. Incontestablement nous avions à nos côtés un paradis pour chasseurs, mais une fois de plus un paradis défendu, où il est matériellement à peu près impossible de pénétrer, ou alors au risque des innombrables embûches de cette sylve, de la sournoise menace de tout ce qui échappe à l'œil, des scorpions, des vers, des moustiques, des fourmis, de toute la gamme des espèces qui ne trahissent leur présence que par la souffrance qu'elles infligent et les écœurantes maladies qu'elles provoquent ...

Nous n'en étions pas à notre premier séjour à Bornéo.

Notre précédente escale à Padang Tikar remontait maintenant à un peu moins de dix-huit mois. C'était alors qu'au cours de la dernière nuit du séjour, probablement aux prises avec un accès de delirium tremens, Luciani s'était jeté à l'eau et n'avait pu être retrouvé.

En fait, personne n'a jamais connu les circonstances exactes du drame. Sans aucun doute le bruit de sa chute avait été entendu par l'un ou par l'autre des hommes de la bordée de quart, mais sans évoquer d'autre pensée que celle du saut de quelque gros poisson égaré près du bord et surpris par l'intense éclairage de la lampe de coupée, comme on l'observe parfois sur les rades tropicales, dans le long silence des heures de la nuit.

Quant à Luciani, il avait été un fort gaillard brun approchant la cinquantaine, excellent mécanicien, mais sec et dur avec son personnel, ne riant jamais ou alors dans des circonstances où c'était cruel. Quelquefois sa compagnie avait été recherchée le soir par l'un ou l'autre des officiers du pont en quête d'un bon partenaire aux échecs. Les mécaniciens ne l'aimaient pas ... En dépit de son nom corse, il était originaire du Morbihan, où vivaient sa femme et ses deux filles. On savait depuis longtemps à bord qu'il buvait ferme, mais, à cause de sa forte constitution sans doute, personne ne l'avait jamais vu en état d'ébriété notoire. Nous sûmes plus tard par Nguyen Van Trang, l'un des garçons de carré tonkinois, qu'il avait pris l'habitude, depuis nos pérégrinations dans l'archipel, de vider chaque soir en se couchant de fortes rasades d'arak, cette espèce d'eau-de-vie pas trop mauvaise que les Malais préparent avec un mélange de riz et de vin de palme, et dont tous les boutiquiers chinois des îles font le commerce.

Comme toutes celles de la saison d'alors, la nuit fatale avait été précédée d'une de ces journées chaudes et accablantes qui se terminent d'habitude en soirée par un orage spectaculaire aux éclairs ininterrompus et continuant jusqu'au matin de déchirer le ciel au-dessus de la sombre masse des forêts. Et, quand cette fois-là le jour revint, Luciani avait disparu ...

Bien des semaines plus tard seulement, au hasard d'une escale, le message reçu à notre intention par l'agent local nous permit d'entrevoir la vérité. Couvert de crabes et assez mal en point, en effet, le corps du malheureux avait été rejeté sur une plage aux abords de Tandjong Bounga, où on l'avait trouvé peu après notre départ. Le jour même, on l'avait fait remonter et enterrer à Ambawang ...

À l'arrivée de notre pinasse devant ce kampong, il faisait nuit noire. Nous accostâmes en face de la mission américaine, dont le fanal de la véranda semblait constituer le seul éclairage de l'endroit. Vanoosten nous avait dit de nous adresser à un nommé Wagenaar, agent de quelque chose et gérant d'une factorerie. Étant donné les circonstances, ce n'était pas chose très aisée ; de plus, le jardin dont le bungalow en question occupait le fond se trouvait complètement envahi par ce qui au début devait avoir servi de haie de clôture ...

Au bout d'un temps d'attente plutôt considérable, nos appels et bruits divers eurent pour effet l'apparition dans la porte d'une assez belle femme indigène en sarong, qui leva un photophore à la hauteur de nos têtes et regagna l'intérieur pour quelques instants avant de nous faire rentrer.

Harafora, m'avait rapidement glissé à l'oreille l'un des Dayaks au moment de son absence avec un rire que je devinai mauvais. Sans le comprendre, je m'appliquais à retenir le mot. Wagenaar resta invisible, chose dont une bouteille presque vide de Schiedam abandonnée sur la table ne laissa pas de nous suggérer la raison ...

D'humeur joviale cependant, accompagné d'un indigène, il nous conduisit de bonne heure, le lendemain, au petit cimetière des Blancs. Mais, une fois sur place, il parut gêné, car la brousse avait si bien repris possession des quelques tombes, qu'il était devenu difficile de les retrouver. Et, avec un silence subit, le groupe que nous étions s'arrêta net devant la plus récente, celle que nous étions venus voir ...

Mazé, le premier, retrouva la parole. Ce fut une expression maritime, très peu de circonstance ici, et que par malheur Wagenaar avait l'air de comprendre.

« C'est une aracée géante », dis-je alors pour lui sauver la face, mais aussi avec une certaine satisfaction, car une telle chose mérite d'avoir été vue. Notre hôte voulut s'excuser. Il n'avait encore jamais visité les tombes ici ...

« Quand on est dans ces pays, vous comprenez ... », dit-il.

Bien sûr que nous comprenions ...

Mazé voulut faire chercher des outils pour débarrasser la tombe de notre camarade de l'énorme plante. Mais, réflexion faite, je l'en empêchai. Cette aracée était mieux qu'un monument. Par son énormité même, elle défendra la tombe contre l'irrésistible avance de la jungle. J'en avais entendu parler et en retrouvais le nom : c'était le Colocasia indica. Un éléphant adulte pouvait aisément se mettre à l'abri sous chacune de ses feuilles. Ses pétioles vertes — car c'est une herbacée — dépassaient deux mètres et étaient de la force du tronc d'un arbre de dix ans de chez nous. Sortant du rhizome au niveau du sol, elles étaient au nombre de quatre qui dressaient là obliquement vers le ciel leurs formidables feuilles en pointe de flèche, suggérant l'image d'une imposante pyramide placée sur le sommet, celle aussi, mais multipliée à l'infini et grotesque, de l'humble gouet de France, cousin éloigné — c'est le cas de le dire — du colocasia ...

Pour être à Tandjong Bounga avant la nuit, il nous fallait quitter Ambawang vers la fin de la matinée. La femme du missionnaire américain, qui désirait se rendre à PadangTikar, avait pris passage à bord de notre pinasse.

Mais auparavant nous avions installé sur la tombe de Luciani, à l'ombre du colocasia, une solide croix en bois de teck, fabriquée par un charpentier indigène et où Mazé avait entaillé au ciseau le nom de notre camarade et celui du navire avec, de part et d'autre de l'image d'une ancre, deux dates ...

Le retour sur la rivière fut agrémenté par la présence dans la pinasse de la femme du missionnaire et par les innombrables récits qu'elle voulut bien nous conter sur ce pays, dont elle avait appris à connaître et à redouter toute la sauvage beauté.

— Connaissez-vous le sens du mot harafora, que j'ai entendu prononcer par un Dayak ? lui demandai-je encore.

Elle eut un très fin sourire et détourna légèrement le regard.

— Ce mot, dit-elle après un moment de réflexion, est le nom d'une tribu très barbare de l'intérieur de Bornéo, dont les femmes sont quelquefois recherchées par les colons blancs à cause de la merveilleuse souplesse de leurs danses aux pantomimes très singulièrement expressives ...

René R.-J. ROHR,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 445