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Un peu de gaieté

Pluies …

u sais, Arthur, je crois qu'il est prudent pour toi de prendre un parapluie.

Mme Berlureau venait d'ouvrir les volets de la salle à manger et elle prévenait ainsi charitablement son mari, qui achevait de prendre son café au lait dans la cuisine.

— Qu'est-ce que tu me chantes ! fit celui-ci, y'a du soleil.

— Pour sûr, y'a du soleil, mais y'a aussi des gros nuages noirs qui montent et qui ne me disent rien de bon pour ce qui sera de la journée.

— Soit. Ça m'embête de trimbaler c'truc-là, mais je vais le prendre, mon pépin, puisque tu le veux.

S'essuyant les moustaches avec sa serviette, M. Arthur Berlureau entra dans la salle à manger et se pencha sur la barre de bois pour inspecter le ciel.

— Eh ! mais tu as raison. C'est une belle saucée qui se prépare. Quel chien de temps, tout de même, depuis huit jours ! Du soleil, de la flotte, du soleil, encore de la flotte. On ne sait jamais sur quel pied danser !

Il ferma la fenêtre et s'apprêta pour partir à son travail. C'était un petit homme rondouillard, propret, toujours « tiré à quatre épingles ». La quarantaine bien sonnée, il avait conservé l'accent gavroche des mômes de Belleville où il était né. Ayant, devant la glace, coiffé son chapeau et rectifié, du bout du doigt, la position d'une mèche rebelle, il dit :

— Alors, passe-le moi, ce riflard. Il va être huit heures, faut que j'les mette, les bâtons.

Mme Berlureau lui mit le parapluie en main en lui recommandant :

— Et puis, fais y attention, hein ! Ne le perds pas ! Ça en fait cinq que tu égares depuis notre mariage.

— Tu ne vas pas me reprocher ça jusqu'à la Saint-Glin-glin, dis donc !

Ils rirent, s'embrassèrent, et Arthur, ayant dévalé ses cinq étages, se dirigea vers la station de métro Saint-Paul d'où, depuis dix ans, il partait deux fois par jour pour son bureau.

Il était huissier à la Compagnie d'Assurances contre les Accidents des Travailleurs Organisés et Syndiqués. Comme presque toutes les compagnies d'assurances, la C. A. C. A. T. O. E. S. avait ses bureaux dans le neuvième arrondissement et c'est à la station Le Peletier que Berlureau descendait.

Arrivé dans les bureaux de la C. A. C. A. T. O. E. S., il coiffa la casquette grise ornée, en lettres dorées, du sigle de la Compagnie et s'installa à son bureau, dans l'antichambre. Lorsque la pendule marqua midi moins cinq, il brossa ses vêtements et donna un coup d'œil au ciel par la fenêtre donnant sur la courette intérieure. Le ciel était remarquablement bleu.

— Ah ! zut ! fit-il, je ne prends pas mon pépin pour aller déjeuner.

Il avait deux heures « pour manger » et prenait ses repas chez lui, rue de Sévigné.

Dans le métro, après le changement au Palais-Royal, il trouva une place assise et se mit à réfléchir. Une phrase dite le matin par sa femme lui revenait toujours à l'esprit : « Ne perds pas ton parapluie ! Ne perds pas ton parapluie » ...

Un peu avant d'arriver à Saint-Paul, il se leva, et, machinalement, saisit un parapluie qui était appuyé, sous la vitre, à la paroi de tôle de la voiture, mais le propriétaire de l'outil, un grand gaillard qui lisait son journal, empoigna son bien par le roulé de silésienne en vociférant :

— Non mais ... des fois ! Espèce d'enflé ... tu n'vas pas te casser le poignet sur mon pébroque ! En v'là des façons !

Berlureau, rouge comme une tomate mûre, s'excusa en balbutiant :

— Vous d'mande pardon, monsieur ... c'est par distraction ...

— Par distraction ! hurla l'autre. Oui, passe la main ! On sait c'que ça veut dire ! N'y r'viens plus, mon bonhomme, ou, sans ça ...

Mais Berlureau avait déjà filé sur le quai et se perdait dans la foule.

À une heure et demie, au moment du départ, un nuage énorme creva sur la ville.

— Ah ! bien ... il ne manquait plus qu'ça ! Et j'ai laissé mon parapluie au bureau ! fit Arthur d'un air piteux.

— Ça ne fait rien, dit sa femme. Je vais te donner celui que l'oncle Auguste a oublié ici avant-hier. Tiens, le voilà. Mais rapporte les deux ce soir !

Berlureau partit sous l'ondée avec le parapluie de l'oncle. À quinze heures, le tableau d'appel placé au-dessus de son bureau sonna. La deuxième fenêtre était blanche. Berlureau appuya sur le bouton pour faire disparaître le volet et se dirigea vers le bureau du secrétaire général.

— Tenez, Berlureau, dit celui-ci dès que l'huissier, la casquette à la main, eut ouvert la porte, allez donc passage du Caire, vous savez où ? ...

— Chez M. Antoine.

— Oui, où vous allez toujours, et prenez quatre pelotes de ficelle rouge. Voici le bon de caisse.

Au moment de partir, Berlureau inspecta le ciel et, le voyant d'un azur immaculé, partit les bras ballants.

Le trajet jusqu'au passage, par un soleil joyeux qui rendait pimpantes les rues affreuses de ce quartier antique, fut des plus agréable.

Il commanda la ficelle rouge et fit un brin de causette avec M. Antoine, pendant que celui-ci emballait les pelotes.

À ce moment, un bruit bizarre, un roulement continu et intense, se fit entendre.

— Qu'est qu'c'est qu'ça ? fit Berlureau en écarquillant les yeux.

— Ça ! répondit tranquillement M. Antoine, c'est la pluie sur la verrière du passage.

— Ah ! flûte ! s'exclama l'huissier de la C. A. C. A. T. O. E. S., il faut que je rentre tout de suite au burlingue et j'ai pas d'parapluie.

— Qu'à cela ne tienne, fit aimablement M. Antoine. Je vais vous en prêter un. Vous me le rendrez quand vous pourrez.

— Je vous remercie, dit Arthur. C'est demain jeudi, je vous le ferai porter par mon gosse.

— C'est ça. Tenez, voilà l'instrument. Au revoir, monsieur Berlureau !

L'huissier revint donc au siège de la Compagnie, sous la pluie battante, mais à l'abri, grâce à l'amabilité de M. Antoine.

À dix-huit heures trente, au moment de quitter son service, Berlureau se trouva donc nanti de trois parapluies : le sien, celui de l'oncle Auguste et celui prêté par M. Antoine. Il mit les trois pépins sous son bras, et, l'âme sereine, il prit le métro.

Mais, au Palais-Royal, il se trouva nez à nez, dans la voiture, avec le grand gaillard de midi, à qui il avait voulu — par distraction — prendre le parapluie.

L'homme le reconnut, fronça les sourcils, le toisa des pieds à la tête et lui dit à l'oreille.

— Dis donc, mon vieux, je te reconnais ... Ton truc n'a pas pris avec moi, mais je vois que tu n'as pas perdu ta journée ... Et, exhibant une carte d'inspecteur de la P. P. :

— Allez ! pas de rouspétance. Suis-moi bien peinard au poste. Descendons ici. On va s'expliquer devant le commissaire.

Ce ne fut qu'à onze heures du soir, après les vérifications nécessaires, que le pauvre Berlureau put enfin regagner son domicile.

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°665 Juillet 1952 Page 447