S'il est une matière qui soulève des discussions et provoque
des controverses, c'est bien celle-là. Si tout le monde se trouve d'accord pour
entendre par divagation le fait d'un chien errant, c'est-à-dire non
accompagné ou insuffisamment surveillé à une distance utile, soit pratiquement
hors de portée de la voix ou du sifflet, les avis et les décisions des
tribunaux sont contradictoires sur les sanctions à appliquer. La question est
complexe et nous voudrions essayer de donner un aperçu des opinions en présence
et tenter de faire le point.
L'arrêté du 19 février 1949, pris en application de
l'article 9 de la loi du 3 mai 1844, a créé le délit de divagation ;
il est ainsi rédigé :
— ART. 1. Pour prévenir la destruction des oiseaux
ou pour favoriser leur repeuplement, il est interdit de laisser divaguer les
chiens dans les champs cultivés ou non, dans les prés, dans les vignes, sur les
bords des cours d'eaux, marais et lacs, ainsi que dans les bois.
— ART. 2. Toute infraction au présent arrêté sera
passible des peines de l'article 11 de la loi du 3 mai 1844.
La divagation des chiens devenait donc délit et des peines
correctionnelles étaient prévues. Or la divagation était déjà réprimée par
l'article 483 du Code pénal punissant, mais, cette fois, de peines de simple
police, « ceux qui, hors la chasse, auront laissé divaguer leurs
chiens à la poursuite ou à la recherche du gibier ». Ainsi le même fait de
divagation pourrait être un délit ou une contravention ;
dans quels cas l'un et dans quels cas l'autre ? Quel est en particulier le
domaine d'application de l'arrêté du 19 février 1949 ?
Plusieurs thèses sont en présence.
D'après certains, il ne saurait y avoir délit que s'il est
établi que la divagation est complétée d'actes de poursuite ou de recherche
d'un certain gibier et spécialement d'oiseaux ; la divagation ne serait
donc réprimée comme délit que si le chien divagateur est surpris à la poursuite
ou à la recherche d'oiseaux ; c'est une thèse évidemment restrictive
rendant pratiquement très difficile l'application du texte de 1949, puisqu'il
sera souvent impossible à l'accusation de prouver que le chien a effectivement
poursuivi ou recherché des oiseaux ; c'est la thèse développée notamment
par le tribunal de Gap dans son jugement du 9 novembre 1950 ; la
Chambre criminelle de la Cour de cassation semble avoir jusqu'à présent une
position assez voisine, bien que plus nuancée, puisque, dans un arrêt du 22 février
1951, elle décidait que devait être relaxé un prévenu qui établissait que
l'action de son chien n'avait pas porté atteinte à des oiseaux (en l'espèce il
était établi que le chien avait porté atteinte à des lapins), et, dans un autre
arrêt du 31 octobre de la même année, elle avançait que le délit de
divagation n'existait pas s'il n'était pas établi que la divagation avait
affecté le repeuplement des oiseaux.
D'après d'autres, la simple divagation, même non accompagnée
d'actes positifs du chien de recherche ou de poursuite de gibier quelconque,
est punissable et rend le propriétaire du chien justiciable du tribunal
correctionnel ; il n'est pas nécessaire que le chien divagateur se soit
attaqué à des oiseaux ou ait détruit des nichées quelconques ; de
nombreuses décisions sont en ce sens : celles du tribunal de Châteauroux
du 8 février 1950, du tribunal de Moulins du 13 septembre 1950, de la
Cour de Montpellier du 22 décembre 1949 (mais décision cassée par la Cour
de cassation, précisément dans son arrêt du 22 février 1951) et de la Cour
de Nîmes du 30 mai 1951 (confirmant la décision de Montpellier après
renvoi par la Cour de cassation), enfin de la Cour de Bordeaux du 5 novembre
1951 ; c'est une thèse très extensive et par là même très répressive,
allant parfois jusqu'à l'absurde puisqu'on a vu des bergères être poursuivies
en vertu de l'arrêté de 1949 parce que leurs chiens gardant leurs troupeaux
n'étaient pas tenus en laisse, et on a même vu une fermière dont le chien était
à la poursuite d'un porcelet être condamnée pour infraction au même arrêté
(décision d'ailleurs cassée par la suite ... mais il avait fallu aller en
Cassation) !
Il semble bien que les deux thèses en présence soient par
trop excessives et qu'une juste interprétation des textes doive être cherchée
dans une position intermédiaire ; déjà cela était soutenu dans une étude
de la Gazette du Palais du 12 septembre 1951 sous la signature de E. Clavel ;
les deux thèses en présence ne nous satisfont pas non plus.
Si l'on adopte la première thèse, le texte de 1949 reste
pratiquement lettre morte ; on commet certainement l'erreur de méconnaître
l'intention des auteurs qui ont voulu réprimer sévèrement la divagation non
seulement quand elle est en fait destructive, mais encore quand elle constitue
un risque pour la sauvegarde et le repeuplement des oiseaux ; et, en
exigeant, pour que le fait de divagation soit ainsi réprimé, la preuve d'un
acte positif du chiens divagateur, on ajoute au texte, ce qui n'est pas
possible.
Si l'on adopte la deuxième thèse, l'arrêté de 1949 devient
applicable pratiquement dans tous les cas de divagation ; on commet
certainement l'erreur de méconnaître l'intention des auteurs, qui n'ont sans
aucun doute pas voulu réprimer par des peines correctionnelles la divagation
dans tous les cas ; et, en ne tenant pas compte que l'arrêté a été
spécialement pris (cela est précisé dans le corps même du texte) en vue de
prévenir la destruction des oiseaux ou favoriser leur repeuplement,
on soustrait au texte, ce qui non plus n'est pas possible.
Or, en date du 9 février 1952, le tribunal de Nîmes a
rendu un jugement fort bien motivé, rapporté par la Gazette du Palais du
9 avril et approuvé par l'arrêtiste ; la matérialité du fait de la
divagation étant établie (le chien de chasse appréhendé l'avait été à 2km,5
du village de son maître, le 6 mars 1951, alors qu'il avait quêté
abondamment dans les champs et les haies), le tribunal de Nîmes s'exprime ainsi :
Attendu que l'article 9, paragraphe 4, de la loi du 3 mai
1944, vise toutes mesures tendant à prévenir la destruction des oiseaux et
favoriser leur repeuplement ; qu'il suit que l’arrêté ministériel du 19 février
1949 prescrit des mesures préventives, et que c'est la divagation même des
chiens qui serait punissable indépendamment de toute destruction d'oiseaux ;
attendu cependant que ledit arrêté ne saurait recevoir application que dans le
cadre même fixé au pouvoir réglementaire des préfets (ou du ministre de
l'Agriculture depuis 1941) par la loi du 3 mai 1844 ; que les termes
de l'article 9, paragraphe 4, de cette loi, limitent ledit pouvoir
réglementaire à la prévention de la destruction des oiseaux et à la protection
de leur repeuplement ; qu'il appartient par suite au juge de rechercher
dans chaque cas d'espèce si la divagation incriminée était de nature à
provoquer cette destruction ou à nuire au repeuplement ... Et le
tribunal de Nîmes de désigner un expert avec mandat de dire si, tenant pour
établis les faits visés aux motifs et eu égard aux conditions d'habitat, aux
mœurs et à la nourriture des oiseaux vivant habituellement dans le canton de
Sommières, département du Gard, la divagation d'un chien courant adulte,
entraîné à la chasse, était de nature à causer la destruction d'oiseaux ou à
nuire à leur repeuplement à la date du 6 mars 1951 ... ; et
de préciser qu'il doit être tenu compte de tous oiseaux connus comme vivant
dans le canton et les lieux environnants, à l'exception des oiseaux considérés
comme animaux nuisibles.
Une telle interprétation nous semble correcte.
L'arrêté du 19 février t949 a été pris en application
de la loi du 3 mai 1844, qui vise toutes mesures tendant à prévenir la
destruction des oiseaux ou à favoriser leur repeuplement ; il prescrit
sans aucun doute des mesures préventives ; il a voulu réprimer
sévèrement la divagation parce qu'elle comporte un risque de destruction
d'oiseaux et d'entrave à leur repeuplement ; mais encore faut-il que ce
risque existe et qu'il existe réellement, qu'il existe vraiment, et cela, eu
égard tout naturellement aux circonstances de temps et de lieux, à l'époque
autant qu'à la nature des terrains, aux espèces d'oiseaux vivant habituellement
sur ces terrains et susceptibles de s'y repeupler, et encore aux qualités et
défauts intrinsèques du chien divagateur ... Il doit appartenir au
tribunal saisi, dans chaque cas d'espèce, de rechercher non seulement si la
divagation est établie, mais encore si ladite divagation du chien appréhendé
était bien susceptible de causer des destructions d'oiseaux ou de nuire à leur
repeuplement ; et on comprend qu'il en sera généralement ainsi dans la
période de ponte et pendant toute celle où les oisillons ne peuvent voler ...
Nous pensons qu'une telle position est non seulement très
juridique, mais encore très saine. Avec cette interprétation, l'arrêté de 1949
doit permettre de réprimer sévèrement les abus de certains qui laissent
exagérément toute liberté à leurs chiens pendant toute l'année sans se soucier
des destructions d'oiseaux qu'ils peuvent faire et ainsi méconnaissent par trop
les droits d'autrui et particulièrement de tous ces braves gens que sont les
chasseurs ; et, en même temps, on évite d'imposer à tous, sous la
menace de peines sévères, les trop strictes obligations d'une continuelle
surveillance, qui sont souvent source de brimades et sans aucun doute
incompatibles avec la vie même à la campagne. Puisque le texte ministériel est
d'une rédaction fâcheuse, puisque son sens n'est pas suffisamment clair, alors
qu'on l'interprète de la façon la plus conforme à l'intérêt général, à la
raison et au bon sens ; ce qui ne gâte rien, c'est la plus juridique.
Jacques GUILBAUD,
Docteur en droit.
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