« Les chiens, voyez-vous, mon jeune ami, sont à la
chasse notre unique sûreté. On peut leur faire confiance et, dans les moments
difficiles, où vous doutez de tout et où vous cherchez la vérité, seuls souvent
ils peuvent vous tirer d'embarras. » Et c'est par ces mots, formant tout
un dogme, que M. Horace de Puyperdu trompait la longueur d'une soirée
d'hiver où, après avoir en sa compagnie chassé un renard l'après-midi, j'avais
retraité aux Aubiers. De lourdes bûches de chêne brûlaient dans la cheminée où
le blason des Puyperdu présentait sur la pierre de la hotte ses figures
curieusement héraldiques ; les lueurs rouges du brasier baignaient d'une
chaude lumière le visage si caractéristique de mon hôte ; je le vois
encore, immobile et flegmatique, conter de sa voix prenante des souvenirs
vivants au fil de sa mémoire : « Ainsi, je songe dans mes premiers
chiens à Feu Follet, un grand briquet tricolore très racé, ayant sûrement dans
les veines du sang noble car il suait l'espèce par tous les pores de sa peau
fine, et je peux le citer comme exemple. Il avait été acheté par un de mes
parents de Charente aux alentours de La Roche-sur-Yon, qui, le trouvant trop
vite pour ses chiens, me l'avait cédé. C'était un drôle d'animal, d'un
caractère entier, lunatique, mais fort intelligent et capable de rendre de
réels services, comme beaucoup de chiens courants quand on sait les comprendre.
Feu Follet fut pendant son séjour à l'équipage, quelque cinq ans je crois, mon
meilleur « baromètre ». Oui, je vois, le terme vous étonne, et
cependant il serait difficile d'en trouver un plus juste. Il avait été ainsi
baptisé par La Trace, le vieux piqueux de mon oncle Jehan, et La Trace, un rude
preneur de gorets, s'y connaissait en chiens ! Feu Follet, en effet, les
jours où la terre ne valait rien, nous le faisait vite savoir. À peine
découplé, je le vois encore nonchalant, se rouler, bâiller, restant sur la
lisière des bois, et alors c'était toujours la retraite manquée qui rassemblait
la meute.
» Vous savez comme moi combien les circonstances
atmosphériques prennent de l'importance au courre du lièvre. Par beau temps,
lorsque l'air est calme, le ciel gris, le sol légèrement humide, quand la terre
est bonne pour tout dire. Ses chiens paraissent voler et gobent le plus
vigoureux capucin avec facilité ; mais, par vent ressuyant, l'approche de
la neige, le dégel, quand la voie est mauvaise, qu'elle s'évapore et disparaît
d'une façon inexplicable, vos meilleurs chiens sont vite dans l'embarras. Et
c'est peut-être pour cela, ajouta mon hôte non sans malice, que l'on voit
rarement de grands équipages chasser cet animal si difficile et si rusé et, je
l'avoue, qui est un trop mince personnage pour le poursuivre en grand apparat ;
cependant, sa prise, toujours incertaine, et qui ne dépend ni des chiens ni des
hommes, ne peut convenir à des laisser-courre tant soit peu mondains, où l'on
doit et où l'on veut sonner l'hallali. Le veneur qui chasse lièvre est
généralement un modeste, un convaincu, suivant seul sa petite meute ou
accompagné de quelques intimes, aussi passionnés que lui ; un insuccès ne
le blesse pas, le triomphe prochain n'ayant que plus de prix à ses yeux de
croyant.
» Or je veux vous conter un fait où Feu Follet, mauvais
chien, je le répète, décida de la victoire. Cet animal paresseux et boudeur ne
chassait, nous le savons, que lorsque la terre était bonne, ou que ses
camarades étaient à bout de voie. Il fallait que le temps lui convienne
parfaitement pour que notre « baromètre » entrât au fort ; bon
rapprocheur et très fin de nez, il lançait souvent. Mais, dès que l'équipage
avait rallié, il quittait la chasse et venait se mettre derrière mon cheval ou
derrière celui du piqueux. Vous voyez, ce n'est point là manœuvre de bon chien
et je ne conseillerai à personne de tirer race d'animaux affligés de semblables
défauts. »
M. Horace s'arrêta un moment pour se recueillir et
savourer une petite gorgée de la vieille fine qu'il chauffait dans sa main. Il
ralluma sa pipe, si souvent éteinte, et reprit :
— Ce jour-là, je découplais au Bois-Rond, au sortir des
Aubiers. Sur ce plateau s'étendait alors une mauvaise lande, parsemée d'ajoncs
et qui gagnait un grand boqueteau. Tout cela est défriché maintenant, livré à
la culture, et on a peine à croire qu'il y a vingt ans les Aubiers se dressait
en plein massif boisé.
» Donc Feu Follet, le premier, prend une voie sur un
chemin de terre, il entre au couvert, rapproche un moment, espaçant ses coups
de gueule de sa gorge un peu sourde de cogneur et va lancer un lièvre près de
la Croix-des-Joncs. L'animal se dirigeait vers moi, resté en arrière, et je vis
bientôt un grand bouquin, roux et râblé, dont les oreilles pointaient vers
l'inconnu de cette course menaçante, prendre la plaine. Le vent assez vif
gênait les chiens, nous eûmes beaucoup de peine à les rallier, une queue
s'étant formée qui avait pris la voie à 500 mètres des chiens de tête et qui,
n'entendant pas leurs camarades, chassaient à beau bruit, mais n'avançaient
pas. Aidé de mon petit valet, je parvins à les rompre, mais cela prit une
demi-heure et je m'aperçus alors que Feu Follet avait disparu. Je ne m'en
occupai guère, ayant autre chose à faire qu'à penser à ce cabochard quinteux et
lunatique, me contentant de suivre mes bons toutous, qui filaient bon train, en
plein bien-aller. Cela marcha ainsi pendant un moment, puis ce fut un défaut.
Les chiens requêtaient en silence quand, à la suite d'une saute de vent,
j'entends la voix sombre de mon Feu Follet qui menait dans le lointain, et tout
seul. Je vous l'ai dit, l'animal était sûr, j'enlevai donc la meute et je
rejoignis mon chien dans la lande des Aubiers. Les chiens, qui connaissaient
les défauts et les qualités de leur camarade aussi bien que moi, avaient rallié
facilement, et Feu Follet, très satisfait, abandonna aussitôt la menée pour se
mettre derrière mon cheval.
» Nous passons de grandes bruyères, le lièvre revenait
au lancer quand, au carrefour de la Croix-des-Joncs, nouveau défaut. J'assiste
aux grands devants pris tout de suite par les requérants, un jeune chien semble
avoir la voie, il crie un peu sur la berme du chemin et, continuant, fait
bondir un lièvre rasé dans des herbes blanches ; les autres ont rallié et,
comme dans ces fins de chasse Feu Follet daignait parfois travailler, se
souvenant, car il était gourmand, des curées précédentes, je me crus obligé de
l'encourager : « Au coûte ! Valet ! Au coûte ! »
Mon tricolore — c'était le seul de cette couleur — se décide, saute
au fourré, rejoint la meute, mais pour l'abandonner presque aussitôt et je
l'aperçois prenant une allée : « Eh bien ! grand paresseux, cela
ne sent pas encore assez la « cuisine » sans doute ? » Mais
le chien continue, file au carrefour et, trois minutes après, je l'entendais
mener d'une voix de tonnerre, en s'éloignant de nous. Mon petit valet suivant
bien ses chiens, il m'était possible d'en avoir le cœur net, je pique des deux
et, prenant de l'avance, je gagne les devants dans des bois qui me sont depuis
longtemps familiers et arrive au passage que doit franchir l'animal poussé si
gaillardement par les chiens ; après un moment très court, je vois sauter
un petit lièvre gris ; c'était le change dont Feu Follet n'avait
pas voulu ...
» J'arrêtai donc mes chiens et fis rallier sur Feu
Follet ; quelques instants après, ils prenaient mon lièvre de chasse, le
beau bouquin roux et râblé que j'avais vu par corps au lancé.
» C'est le seul chien parmi les nombreux que j'ai
connus que j'ai pu croire de change sur lièvre dans les pays où j'ai opéré.
Car, contrairement à ce que l'on a pu dire et écrire, j'ose affirmer que le chien
de change sur lièvre est une exception, une rareté. Des vies entières de
veneurs sont là pour nous en apporter le gage, et nous sommes loin, n'est-ce
pas, mon jeune ami, conclut M. Horace de Puyperdu en achevant sa fine, de
ces fameux équipages normands (d'autres disent gascons !) dont tous les
chiens étaient de change sur lièvre. »
Guy HUBLOT.
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