(Ou l'histoire d'une cane qui, en cherchant la
liberté, trouva le trépas, et d'une autre qui, ayant échappé à ce triste sort,
la perdit.)
Il était quatre heures du matin quand la voiture stoppa
devant la maison du garde attenante au rendez-vous. On entra. L'homme était
déjà debout au milieu de la grande cuisine. On reconnaissait bien là le logis
d'un garde-chasse. Sur l'immense cheminée, quelques cartouches voisinaient avec
des empaillés. Aux murs, des photos de chasse, de paysages de Camargue, de taureaux
et de corridas. Pendues derrière la porte, des cuissardes et, accroché au mur
et toujours à portée de la main, un fusil.
— Alors, dit l'un des chasseurs, il y en a ?
— Oui, beaucoup de macreuses (lisez foulques) et de
sarcelles d'été, des « cacharelles » comme on les appelle ici. Les
gros sont tous par couples. Mais il fait un sale temps et on ne fera pas grand'chose.
Le vent marin, en effet, soufflait depuis deux jours et le
ciel était noir et chargé.
— Les Marseillais sont déjà là. Ils sont arrivés hier
soir à onze heures et ont dit de les éveiller pour la passée.
On passa à côté, dans la chambre du rendez-vous. Pas une
chambre, mais plutôt une chambrée. Figurez-vous une grande pièce, aux murs
blanchis et nus, garnie de quatre lits, sans autre mobilier. Les deux amis
firent de la lumière. Des grognements sortirent de sous les tas de couvertures
amassées, une tête hirsute et noire se souleva, proféra un cri rauque
inintelligible et retomba sur son coussin, tandis que la forme d'un imposant
postérieur se retournait comme une masse en faisant gémir les ressorts. D'un
autre lit, un sursaut du dormeur envoya les couvertures en l'air et l'on vit s'asseoir
brusquement un être énorme, tout équipé. Il ne lui manquait que bottes et
cartouchière, ayant couché tout habillé pour être plus vite prêt. Il était là,
ébouriffé, les yeux égarés et clignotant à la lumière de la lampe, projetant
son ombre démesurée sur le mur. Puis il lança :
— Vous n'êtes pas fous, dites ? Quelle heure qu'il
est ?
— Quatre heures, vieux. Grouillez-vous, car, avant
d'être prêts et postés, ça passera.
Il y eut quelques nouveaux grognements, des soupirs à fendre
l'âme accompagnés de bâillements sonores sortant d'êtres informes qui se
dressaient sur leurs grabats et s'étiraient à n'en plus finir, les bras en
croix.
— C'était pas la peine qu'on se couche, péchère !
Enfin ils se levèrent, titubant encore de sommeil. Dehors, d'autres arrivaient ;
et il y eut bientôt une dizaine de chasseurs rassemblés. On se reconnaissait
dans l'ombre, on serrait des mains, des chiens bondissaient dans la lumière des
phares et rentraient aussitôt dans le noir. Puis, par équipes de deux ou
isolés, on se mit enfin en marche pour gagner les postes d'affût, après avoir
pris, en passant, et enfoui dans des sacs les appelants, colverts et canes, qui
cancanaient dans une petite mare entourée de grillage. On monta dans les
bateaux. À grands coups de perche, ils filèrent sur l'étang, chacun de son
côté. Il faisait encore nuit et il fallait bien connaître les lieux pour ne pas
s'égarer dans cette plate et morne immensité d'eau et de roseaux où tous les
coins se ressemblent. On entendait de tous côtés crier les foulques invisibles
qui fuyaient à grand fracas devant les barques. Et le mauvais vent de mer
continuait de souffler qui n'annonçait rien de bon.
Tous deux dans leur barque, P ... et son invité
erraient depuis un moment sur les eaux noires de l'étang. Chaque coup de perche
faisait avancer le bateau d'un bond de quelques mètres, avec des balancements
brusques et dangereux. Dans le fond de la barque, à côté de « Black »,
le gordon, couché en rond, les appelants se trémoussaient dans leur sac, ayant
hâte d'en sortir pour se retrouver au milieu de leur cher élément liquide, mais
prisonniers, tout de même, avec leur patte lestée d'un poids suffisant pour les
empêcher de s'éloigner.
À l'occident, on commençait à deviner l'aube qui
éclaircissait le fond du ciel. Et l'esquif allait, allait toujours, coupant les
massifs de roseaux et fendant les eaux mornes et sombres. On commençait enfin à
distinguer quelques silhouettes de saules et de tamaris.
— Bonne mère ! s'écria soudain le nautonier ;
je ne sais plus où je suis. Ce n'est pas par là !
On erra encore un bon quart d'heure, tournant sur place ou
zigzaguant sur le marais. Ce n'est que quand le jour commença à poindre que
l'homme qui maniait depuis trois quarts d'heure la longue « partègue »
se retrouva. Le poste était là-bas, à cinq cents mètres, vers ce bouquet de
tamaris. La barque fonça droit dessus, à toute allure, car, déjà, on voyait
passer des oiseaux. On l'amena au milieu des grandes touffes pour la dissimuler ;
les appelants, un mâle et deux canes, furent mis en place et l'affût commença.
Les deux « bourres », Fine et Lisette, étaient
placées à une dizaine de mètres du poste, le « malard » non
loin du bateau. Heureuses de se retrouver ainsi entre ciel et eau, dans leur
paysage favori, les canes commencèrent à s'ébrouer. Elles se dressaient en
battant bruyamment des ailes, puis basculaient en avant, tête sous l'eau, ne
laissant apparaître que leur croupion dressé comme une tiare d'évêque. Le mâle,
trapu et calme, les regardait faire, de loin, tel un sultan contemplant deux
jeunes femmes de son harem en train de jouer, et répondait d'une voix grave et
basse à leurs appels bruyants.
En haut, passaient de temps à autre quelques oiseaux au long
cou, rapides, mais tous hors de portée et que les cris des canes paraissaient
laisser indifférents. Quelques rares coups de feu claquèrent aux alentours ;
mais les deux amis, blottis dans leur touffe, attendaient toujours en vain
l'occasion favorable. P ..., à la longue, finit par s'allonger sur le
ventre, rabattit son caban sur sa tête appuyée sur ses bras repliés et se mit à
ronfler. L'invité restait là, seul à guetter, amusé par le manège des
appelants. Il éprouvait une délicieuse sensation de se trouver ainsi perdu au
sein de cette vaste solitude aquatique où l'on paraissait être hors du monde.
Une heure, deux heures passèrent ainsi, sans succès pour les
chasseurs. P ..., enfin sorti de son sommeil, avait envoyé, de rage,
quelques inutiles mitraillades sur des couples passant à cent mètres et déclaré :
— Ça va ; rien à faire ce matin avec ce sacré
temps. Puisque c'est comme ça, on va tout ramener et essayer de surprendre
quelques macreuses en nageant dans les roseaux.
On ramassa les appelants ; le mâle se laissa prendre
comme d'habitude, car il savait que c'était pour aller rejoindre sa belle. Fine
poussa quelques « coin-coin » sonores et regagna, elle aussi, la
barque. Il n'en fut pas de même avec Lisette, qui nageait devant le bateau et
dont on s'aperçut bientôt qu'elle avait perdu son lest. La belle était libre et
le sentait bien. Et chaque fois que l'un des chasseurs, se penchant
dangereusement, allongeait le bras pour la prendre, elle s'enlevait en battant
l'eau de ses pattes, car elle ne pouvait guère voler en raison de ses ailes
mutilées, dont on avait coupé les grandes plumes, et allait s'arrêter à une
quinzaine de mètres. Là, tête dressée, elle semblait défier ses poursuivants en
les regardant de ses petits yeux vifs. Et ni les nombreux « Vé, vé,
Lisette », ni la vue du malard qu'on avait mis en remorque pour l'attirer
ne la faisaient changer d'avis. Un grand taillis de roseaux approchait.
— Si elle entre là dedans, elle est fichue et on l'a
assez vue ! Avec son impossibilité de voler, elle n'en avait, en effet,
pas pour longtemps avant d'être la proie d'un de ces busards pilleurs de marais
qu'on voyait tournoyer dans le ciel. Black, le gordon, assis à la poupe,
regardait.
— Té ! dit P ..., vous allez voir; on va lui
envoyer le chien. Allez, Black, va chercher !
La bête regarda son maître d'un grand œil étonné et ne
bougea pas. Elle connaissait les appelants et savait bien qu'on n'y doit point
toucher.
— Allez, allez, vas-y ! Apporte !
Le chien sauta à l'eau, s'approcha de l'oiseau qui s'était
réfugié sous une branche de tamaris, puis monta sur le tronc penché de
l'arbuste et ne bougea plus, regardant la cane blottie sous son nez, sans
vouloir la toucher. C'était pourtant un excellent chien de rapport qui ne
perdait aucune pièce en quelque endroit qu'elle fût tombée.
— Ah ! celle-là, elle est raide ! criait son
maître. Mais Black ne bougea pas. Ce n'était pas du gibier qu'il avait devant
lui et un vrai chien de chasse ne s'attaque pas à la basse-cour.
Alors, l'homme se mit à l'eau, qui n'était pas très
profonde. En le voyant approcher, Lisette plongea et alla ressortir à vingt
mètres de là, se mettant à nager vers les roseaux. Puis elle s'arrêta et
attendit. Dès que le chasseur l'eut à portée de la main, elle recommença. Et
chaque fois c'était la même histoire. La partie de cache-cache menaçait de
s'éterniser et les grands roseaux étaient là.
— Ah ! garce, tu l'auras bien voulu ! Perdue
pour perdue, tant vaut-il que tu ailles à la casserole.
Et, alors qu'elle allait disparaître dans le fourré, un coup
de huit rageur la cloua sur place.
Ainsi mourut Lisette, la cane, pour avoir, la pauvrette,
telle la chèvre de M. Seguin, trop désiré la liberté. Ce fut le garde qui
en profita, car P ..., qui, dans le fond de son cœur, regrettait à présent
son geste, n'aurait voulu, pour rien au monde, la voir sur sa table.
Mais l'histoire ne finit pas là. C'est même ici qu'elle
commence.
Lisette avait un mari, lisez un beau colvert, qu'on avait
laissé dans sa mare grillagée. Cela faisait, à présent, un mâle en surnombre,
et, en cette saison des amours, où chacun avait, comme il se doit, sa chacune,
le veuf allait essayer de détourner de ses devoirs quelque épouse fidèle. D'où
bagarre en perspective, ce qui amène parfois des destructions de nids. Et il y
en avait plusieurs en train. Les chasseurs étaient perplexes. Mais, la journée
finie, chacun dut regagner son logis.
Le lendemain, au petit jour, P ... et son chauffeur
passaient en camion, pour leur travail habituel, sur la route qui longe les
étangs. Ils filaient à bonne allure, ayant un long trajet à faire. Soudain,
l'homme au volant reçut à travers la portière dont la glace était baissée un
énorme projectile qui, passant devant son nez, alla choir sous le tableau de
bord.
— Ferme vite, lui cria P ... qui avait compris.
La glace fut rapidement levée, et savez-vous ce qu'on
ramassa ? Une cane ; une jolie cane de colvert qui ressemblait à Lisette
comme deux gouttes d'eau. Traversant la route juste au moment où passait le
véhicule, elle était venue s'engouffrer dans la cabine. Si la glace avait été
levée, elle s'assommait. Mais le passage était libre et le miracle, car,
vraiment, c'en était un, s'était produit ; elle avait juste enfilé
l'ouverture.
En revenant le soir, on fit un détour pour passer chez le
garde. Mais, avant d'entrer, on alla mettre la cane dans la mare après l'avoir
éjointée. Elle fut aussitôt adoptée par le pauvre veuf qui soupirait depuis la
veille après sa compagne disparue.
Alors on entra.
— Té ! qu'est-ce qui vous amène, messieurs ?
— La cane qui est revenue, dis.
On mena l'homme vers la mare. Il ouvrit des yeux ébahis :
— Quelle cane ? La Lisette ? Mais vous savez
bien ce que vous lui avez fait hier. Pourtant, si-je ne l'avais pas mangée à
midi — et c'était bien elle puisque voilà la bague que je lui ai enlevée
de la patte, — je jurerais que c'est elle qui est là.
La bête, en effet, se prélassait aux côtés de son nouvel
époux, qui ne la lâchait pas d'une semelle ; elle semblait avoir toujours
été là et ne pas regretter sa liberté perdue.
Alors on lui raconta l'histoire. Une histoire à laquelle,
tout d'abord, il ne voulut point croire. Comme vous, peut-être, amis lecteurs ?
Et pourtant elle est vraie. Vraie, je vous assure. Mais ne dit-on pas — et
le fait divers ci-dessus en est une illustration péremptoire — que :
« Le vrai peut, quelquefois, n'être pas
vraisemblable. »
FRIMAIRE.
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