Plus qu'un morceau de roi, la bécassine est un oiseau
sacré !
Sacré tout au moins jusqu'à cette limite : qu'on
l'entoure de respect ; qu'on la protège pour avoir plus d'occasions de la
tuer. Il se mêle cependant au fond d'égoïsme de tous ceux qui la tiennent pour
le plus bel objet de leur plaisir une sorte de sentiment admiratif qui passe
par-dessus la férocité de cet égoïsme apparemment invulnérable. Leur esprit
enferme ce sentiment dans une châsse qui n'a pas la forme d'un carnier. Ils ne
songent pas à l'en retirer, et cela les empêche, lorsqu'ils sont en action, de
commettre les crimes de lèse-bécassines qu'ils réprouvent chez les autres.
Le fait de ne pas s'excepter de l'accomplissement d'un acte
qu'on ne pardonne pas à autrui est un symptôme de révérence qui ne peut tromper
personne sur la qualité des convictions de celui qui en arrive là.
Voir, comme nous l'avons vu, tuer, comme des oiseaux
vulgaires, plusieurs bécassines d'un coup, dans un petit vol « tiré dans
le tas » — geste instinctif qu'on a, soi-même, bien du mérite à
retenir — vous laisse une impression de profanation, de lassitude
imprégnée de tristesse, devant cette preuve nouvelle que, de toutes les formes
d'actions, les moins jolies sont les plus instinctives et possèdent, presque
toujours, une attirance victorieuse. Quand on contemple toutes les beautés de
la nature, ne serait-ce pas, envers soi-même, un effort de piété que de ne pas
trop les déparer ?
Tirer des bécassines posées, les jours de grand froid, voire
les prendre avec des tapettes à rats amorcées d'un ver tentateur sont des
irrégularités autrement excusables, parce que ceux qui les commettent n'ont
d'autres facilités pour se mettre la chair la plus délectable sous la dent.
Mais pour un fervent de la bécassine ! ...
Ou c'est une habitude, ou une aberration ...
Dans le premier cas, il ne reste qu'à se signer comme devant
une catastrophe inévitable.
Dans le second, on se trouve en face d'un amour pour le tir
qui n'a pas encore su passer derrière la chasse, et la suivre à la distance respectueuse
dont il ne doit pas s'écarter. Cela se corrige, et le remords, qui est bien le
plus utile protecteur de ce qu'on aime, quand il se réveille pour de bon,
maintient dans le droit chemin les égarés d'un jour.
Le tir est un conseiller terriblement mauvais. Nous ne
serions même pas trop éloigné de dire qu'il est l'ennemi de la chasse, si elle
ne se composait pas de la recherche du gibier, du chien, et du tir. Vérité
toujours bonne à rappeler. Dès qu'il n'est plus étroitement contenu dans le
tout qui justifie sa raison d'être, il le désaccorde et falsifie l'esprit dont
il est animé.
Paradoxe ? Non pas.
Alors, toujours la même rigueur insensée, pensera-t-on !
La chasse est un plaisir et non pas une école d'austérité poussée presque
jusqu'à l'ascétisme.
Admettons-le, puisque cette interprétation est de beaucoup
la mieux accueillie. Mais il y a celle, aussi, que : plaisir pour plaisir,
la qualité du plus choisi renferme en elle-même une autre somme de satisfaction ;
d'autant plus qu'elle se trouve rehaussée par l'inimitable contentement dont la
recherche du mieux vous récompense un jour ou l'autre.
La passion du coup de fusil avant tout fait courir un danger
à l'espèce bécassine.
La raréfaction du gibier sédentaire, les difficultés de
toutes sortes qui compliquent l'entretien d'une chasse suffisamment giboyeuse ;
l'accroissement régulier du nombre des chasseurs dirigent beaucoup d'entre eux
vers les marais à bécassines où le snobisme les avait précédés, en y déversant
ses adhérents. Or, jusqu'à preuve du contraire, plus on tue de bécassines moins
il y en a. Et, plus on les chasse, plus elles prennent rapidement le parti
définitif de ne plus fréquenter les marais ou les plombs sifflent trop souvent.
C'est une erreur de croire que les grands passages suffisent
à l'alimentation d'une chasse ! C'en est une, encore plus remplie
d'innocence, de penser que la nature a fait assez grandement les choses pour
épargner aux chasseurs le souci d'être ménagers d'un gibier que les caprices de
la température se chargent de renouveler.
Lorsque les terrains où les bécassines pourront trouver le
repos qu'elles désirent seront devenus rares, un jour viendra où il faudra
beaucoup marcher pour en tirer très peu. Il n'est pas de chasse où la
concurrence soit plus néfaste, où l'on se gêne davantage puisqu'il s'agit d'un
gibier toujours sur le qui-vive, toujours prêt à s'enfuir au plus petit bruit
et devant la moindre présence. Moins on est nombreux, mieux on réussit, sauf le
cas d'une immensité de terrain.
Erreur périlleuse s'il en fut que de hausser les épaules au
lieu d'en tenir compte !
Que gagnera-t-on à ce que cette chasse d'exception soit
recherchée par n'importe qui, alors qu'elle ne peut pas l'être, parce qu'elle a
ses rites et son art ? Du même coup, disparaîtra du ciel de la chasse une
élite qui faisait honneur au « grand saint ». La terre n'en tournera
pas en sens contraire, mais la masse, qui déborde sur tout, n'est rien quand
elle est privée d'un guide qui la mène sans en avoir l'air pendant qu'elle se
moque de lui.
L'élite est une protubérance qui pousse toujours sur
l'écorce commune et semble, en quelque sorte, se mettre dans son tort en
planant au-dessus du niveau moyen. Fausse position si l'on veut ; mais, en
cessant d'être occupée, elle laisserait un vide insoupçonné à ceux qui la
méprisent.
L'occasion de tirer dans un vol de bécassines est
heureusement rare. En de nombreuses régions, on ne la rencontre jamais :
ce n'est donc pas elle qui détruira l'espèce. C'est la tendance au sacrilège
qui doit être refrénée ; tendance comprenant toutes les tricheries qui
vont des pièges aux multiples facilités capables de modifier le caractère
particulier de la chasse à la bécassine.
Parmi ces facilités, on compte le rabaissement du tir par
les cartouches traçantes, qui n'ont. Dieu merci, pas plus d'action, pour
corriger le tir sur un vol instable comme celui de la bécassine, qu'une pièce
d'artifice lancée aux trousses d'un éclair ; l'annihilation de tout esprit
de chasse par le tir de battue et par la transformation artificielle du terrain,
allant parfois jusqu'au guet-apens, afin de le rendre plus attractif aux
voyageuses en cours de route. Il y a peu d'années encore, quelques « noirs »,
discrètement disséminés dans une chasse bien organisée, ne faisaient de mal à
personne. Les conditions ne sont plus les mêmes aujourd'hui et le côté fabriqué
éliminerait rapidement le côté naturel, si puissamment prenant, de la chasse au
marais.
L'automobile a fait le plus grand bien aux chasseurs, et le
plus grand mal à la chasse, en rendant accessibles les coins perdus et giboyeux
de jadis, tenant lieu de réserves.
Pour entreprendre un voyage incommode et long, par le train,
il fallait posséder un feu sacré inextinguible !
Sur place, le logement se montrait généralement d'une
rusticité délicieuse. Le confort faisait partie des choses ignorées. La toiture
poussait la familiarité avec l'eau du ciel jusqu'à lui permettre d'entrer dans
les chambres. On en était quitte pour abriter les cartouches sous une table ;
et, comme il paraissait plus simple à l'aubergiste de vous prêter un parapluie
que d'imperméabiliser sa maison, on s'endormait, les mauvais jours, après
l'avoir ouvert au-dessus de sa tête.
Mais qu'importait ! ... On était seul toute la
semaine, et les canards et les bécassines ne manquaient pas ! La vie était
magnifique au point que, sous les pires averses, elle paraissait ensoleillée.
Actuellement tout est modernisé, quelque peu envahi, et le
gibier en tient déjà compte.
Que trouverait-on plus tard si la ruée qui s'amorce devenait
une réalité ?
Raymond DUEZ.
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