S'ils pouvaient nous parler, les frisés, non pas comme ils
le font, avec leurs yeux brillants et pétillants d'intelligence et avec leur
moignon de queue, qui sait aussi nous dire ce qu'ils pensent, mais avec de
vrais mots, ils nous diraient : « Chiens de travail ? Si c'est
une question que vous posez, c'est que vous nous connaissez mal, et voilà donc
pourquoi nous sommes aujourd'hui considérés comme inutiles et classés parmi les
oisifs ! »
Ils nous rappelleraient certain roman de notre enfance
où un de leurs ancêtres était le gagne-pain d'un certain baladin sympathique,
comme beaucoup de leurs aïeux l'ont été bien longtemps, lorsque, courant les
routes poussiéreuses en compagnie d'un singe travesti ou d'un ours qui dansait
au son d'un tambourin, tour à tour comédiens, danseurs et acrobates, de village
en village ils allaient se faire applaudir. Ils nous diraient aussi que de nos
jours, sous les tentes foraines ou les plateaux de music-hall, certains d'entre
eux tiennent encore la vedette sans crainte de la concurrence que leur font
certains cabotins.
Ils nous rappelleraient qu'en des temps où les hommes
laissaient leurs semblables aveugles abandonnés à leur triste état, sans
espoir, ils remplaçaient la canne blanche avec un flair et une sûreté que
n'égalaient que leur fidélité et leur dévouement aux infirmes.
Ils nous diraient que parmi eux il est des gardiens de
troupeaux, sachant les rassembler, les surveiller, même les protéger des
rôdeurs et des méchantes bêtes, qu'ils savent garder l'entrée des maisons,
qu'en somme ils sont capables d'être bons chiens de garde.
Mais, comprenant que le sens de notre question n'est pas de
mettre en doute ces talents, ils nous signaleraient que dans certains pays les
caniches sont catalogués chiens de chasse, qu'on ouvre des concours pour eux et
que le titre de champions d'exposition ne peut leur être décerné que s'ils ont
mérité un certificat de travail. Et, s'étonnant que tant de cynophiles
l'ignorent, ils seraient fiers de rappeler aussi que le pudel-pointer, dont les
chasseurs vantent souvent les mérites, est un produit de caniche et pointer, et
que dans les ancêtres de drathaars on trouverait aussi des leurs.
Urgel, caniche noire de ma fille, un jour devança ma
question. Quelques jours avant l'ouverture, je promenais un jeune chien d'arrêt
dans la campagne dans le dessein de le faire se déclarer sur les cailles. Je
m'aperçus, trop tard pour la reconduire à la maison, que la caniche me suivait.
Ayant tenté en vain de l'inciter à rebrousser chemin, je maugréai contre cette
présence qui ne pouvait que compromettre ma leçon de dressage. Ce fut Urgel qui
leva la première caille, ce qui parut intéresser mon chien d'arrêt, lequel se
mit ensuite à chercher d'autres oiseaux pour son compte.
À peu de temps de là, je dressais ce chien au rapport ;
dans l'allée du jardin, je le mettais au down, allais poser un lapin entravé à
vingt-cinq mètres et, revenu vers lui, j'envoyais le chien le chercher.
À quelques pas de nous, Urgel, assise, assistait au
spectacle et, la tête penchée, paraissait fort intéressée. Une heure après,
elle rentra à la maison, apportant un lapin dans sa gueule ; il était
chaud, les reins cassés. La chienne paraissait très fière et étonnée de nos
questions ; puis, s'esquivant, elle revint dix minutes après avec un second
lapin dans la gueule. N'ayant pas de clapier, j'examinai ces deux victimes dont
la couleur ne laissait aucun doute sur leur origine. Mais où les avait-elle
pris ? La caniche, de plus en plus fière, quêtait les compliments de sa
maîtresse et semblait attendre les miens. J'étais bien moins enclin à les lui
prodiguer, quand le voisin vint frapper à la porte et me dit, sur un ton que
modéraient nos rapports de bon voisinage : « Dites, monsieur, votre
chien noir ..., le grand frisé ..., il faudrait la tenir dedans ;
il m'a défoncé le clapier, et mes lapins sont tous partis dans la campagne ! »
Urgel avait compris à sa façon la leçon de dressage et
n'avait pas voulu paraître moins douée que son compagnon.
Loin de nous, certes, la prétention de laisser supposer que
le caniche puisse rivaliser avec un chien d'arrêt, même avec un spaniel. Pour
rendre à César ce qui est à César, il convient de dire que, si le caniche a été
utilisé pour créer le pudel-pointer, ce n'était pas pour lui donner du nez ;
c'est au pointer que ce dernier fut demandé. Que le caniche n'en soit pas
dépourvu, c'est certain ; mais, ce qui lui a été demandé pour créer
certaines races allemandes, c'est l'apport de son poil, qui, mêlé au poil
court, a donné le poil dur ; c'est aussi, et peut-être surtout, son
intelligence, son amour naturel de l'eau et du fourré.
Mais la question est de savoir si, utilisé tel qu'il est, le
caniche est susceptible de rendre d'utiles services en chasse. Cette question
est déjà résolue ; on l'utilise en certains pays pour lever les bécasses
et pour mettre sur pied les puants. Il semble que ses aptitudes le désignent
pour d'autres fonctions.
Le retriever, chien servant seulement au rapport avec
recherche du gibier blessé, tend à devenir à la mode dans certains milieux de
chasseurs pratiquant une chasse spéciale. Or jusqu'ici tous les retrievers,
officiellement reconnus comme tels, sont d'origine anglaise ou américaine (Chesa-pealke
Bay Retriever). Bien que le caniche ne soit pas exclusivement français, il est
suffisamment national, depuis assez longtemps connu et répandu chez nous, pour
en faire un retriever français.
En l'orientant vers ces fonctions, on peut facilement y
parvenir. Du point de vue moral, que peut-il envier aux autres chiens
uniquement spécialisés dans le rapport ? Il rapporte d'ailleurs avec
passion, il est agile, obéissant et son intelligence ne supporte aucune
comparaison. Le nez ? En ont-ils plus que lui, les spécialistes du rapport
anglais ?
Depuis quelque temps, les dirigeants du club du caniche ont compris
que le moment est venu de donner à leur chien une autre destinée que celle des
concours d'élégance. C'est dans la voie du retriever qu'ils entendent
l'orienter. À l'automne dernier, d'accord avec les organisateurs des épreuves
de chasse pratique du Club français du Griffon à poil dur Korthals, au cours
desquelles avaient lieu des épreuves pour l'obtention du brevet de rapport
réservé aux griffons, le club du caniche avait organisé un concours de rapport
à l'eau. Ce n'était qu'un essai ; mais il fut très encourageant. Plusieurs
caniches s'élancèrent à l'eau avec courage et rapportèrent le canard lancé à
une vingtaine de mètres de la rive. Le premier pas est fait et très
certainement, dans l'avenir, des épreuves plus sérieuses et mieux organisées
auront lieu. Le programme des brevets de rapport établi par les griffonniers
devrait, à cet effet, servir de base. Il n'y a pas de raison pour que le
caniche ne concurrence pas les retrievers officiels dans leurs fonctions.
À dire vrai, il y a peut-être cependant une raison pour que,
du point de vue pratique, le caniche soit handicapé : c'est la nature de
son poil.
Il faut se souvenir que le curly-coated a été délaissé en
raison des inconvénients de sa fourrure trop épaisse, qui le transformait en
éponge, dans l'eau, et le gênait dans la broussaille. Or le poil du caniche est
à peu près celui du curly-coated. Les responsables du club du caniche ont déjà
prévu l'objection et recommandent de le tondre à mi-corps, comme l'exige le
standard. Mais alors, ainsi à moitié nu, tout son arrière-train, depuis le dos,
offert à la morsure des épines et de l'eau froide, ne sera-t-il pas encore plus
handicapé ?
À notre avis, pour devenir chien de travail, le caniche doit
conserver intégralement tout son poil, tel que la nature l'a fait, en dépit du
standard et d'une tradition qui voit toujours en lui un chien de cirque. D’autres
chiens de travail sont aussi lourdement vêtus, on n'a jamais songé à les faire
travailler nus. Que le poil long, plat ou frisé, soit un inconvénient dans
l'eau et un avantage contre le froid, qu'il soit une gène ou une protection
dans les fourrés d'épines, c'est là une question controversée, qui, jusqu'ici,
guide peu dans leur choix les utilisateurs de chiens d'arrêt. Il est vrai qu'aucun
de ceux-ci n'a la chance d'avoir le poil de loutre du labrador. Il semble donc
que, si le caniche a d'autres aspirations que celles d'un chien de salon, il
doive sacrifier à la mode et à l'élégance en conservant son manteau naturel.
D'un autre point de vue, pour rendre d'utiles services en
tous terrains et au moins dans les roseaux épais, c'est à la variété de grande
taille qu'il faudrait s'adresser. Les nains ne sauraient être utilisés qu'en
terrain plat, facile et sur petit gibier. Le caniche moyen ne peut avoir, non plus,
beaucoup de résistance, surtout dans les marais herbeux et les terrains
escarpés. Le plus grand, dont la taille n'est pas trop encombrante, puisqu'elle
est à peu près celle d'un chien d'arrêt normal, est très certainement le plus
apte à tous les services.
Le snobisme et la mode s'accordent mal avec les exigences
d'un vrai chien de travail. S'il a la prétention de le devenir, le caniche doit
accepter certains renoncements.
Car, s'ils pouvaient nous dire ce qu'ils pensent, les
frisés, ils nous diraient qu'ils ont d'autres aspirations que d'être travestis
en clowns, serait-ce en souvenir de leurs ancêtres, et amenés chez le coiffeur
aussi souvent que leurs maîtresses.
Jean CASTAING.
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