S'il est vrai que la vérité n'a pas de patrie, il est encore
plus exact, en ce qui nous concerne, de dire que les animaux ne se soumettent
pas aux contingences des frontières. Telle race ou variété caprine peut
demeurer identique (plus ou moins du reste) et porter quand même, dans des
régions géographiquement analogues — mais séparées politiquement, — des
noms souvent très différents et peu évocateurs si l'on n'est pas informé.
Depuis 1945, un engouement, excessif sans doute, mais de
bon aloi, ayant incité beaucoup d'éleveurs français à partir à l'étranger
chercher de bons géniteurs, surtout en Suisse (tout comme l'on va y faire du
ski), il nous paraît utile de tenter une mise au point, sans vouloir, bien
entendu, épuiser le problème. Le travail se ramène donc à parler de l'Alpine,
ou Chèvre autochtone des Alpes.
Les associations françaises (Club de la Chèvre de Race
pure, et l'École de Joseph Crépin notamment) admettent dans leurs statuts
une race alpine définie dans un texte précis appelé « Standard », et
s'expriment ainsi à propos des couleurs — donc au sujet d'un caractère
important qui permet souvent de préciser l'existence de variétés ou sous-races :
« La couleur du pelage dans la race Alpine n'est pas plus à envisager pour
le bouc que pour la chèvre, et il faut bien se convaincre qu'il n'y a rien à
attendre pour l'amélioration de la qualité économique de la race Alpine en
faisant, ou en continuant à faire de la sélection au point de vue de la couleur
de la robe. »
Le texte suivant, extrait du même document (établi sous la
direction du célèbre zootechnicien Dechambre), précise la question de la
couleur : « La robe est polychrome et emprunte les couleurs les plus
variées : aussi ne peut-elle être envisagée comme caractéristique de race.
Les nuances, souvent multiples sur le même sujet, sont fortement lavées et
striées dans tous les tons du noir, du gris, du marron, du fauve et même du
brun mauve. Cependant le noir et le blanc, en teintes très franches, dominent
dans l'aspect d'ensemble d'un troupeau de chèvres alpines ; il y a même
une notable proportion de chèvres toutes blanches ou noires avec pattes
blanches et ventre blanc. » (Ces indications, il faut le noter, valent
essentiellement pour les chèvres françaises sur lesquelles la sélection a fort
peu joué, surtout dans leur habitat original.)
Ces textes juridiques, qui servent encore maintenant à
fournir une ligne de conduite aux juges fédéraux lorsqu'ils ont à décerner des
récompenses, sont assez précis, mais n'entravent pas l'esprit critique,
l'exclusive n'étant pas jetée sur telle ou telle couleur, sur telle ou telle
tache excentrique. Cette largeur de vue admise, on constate pourtant que l'on a
utilisé, à tort ou à raison, quelques mots géographiques pour donner plus de
couleur, et surtout plus de précision, à la terminologie courante.
Voici donc les distinctions qui se font habituellement en
France. On suit, du reste, en certains cas la terminologie helvétique, ce qui
ne veut pas dire qu'il soit nécessaire de la généraliser dans notre pays. Les
amateurs de chèvres Alpines qui aiment le blanc choisissent des sujets de Saanen,
ou de Gessenay, nom allemand et français d'un village de basse montagne situé
en Suisse, à la frontière linguistique des cantons de Vaud et de Berne. De tels
animaux doivent, bien entendu, être à poil ras, ce qui semble caractériser
l'Alpine de façon très générale, avec les exceptions naturellement inévitables.
Ils doivent encore être sans cornes (mottes) pour satisfaire à un désir des
milieux zootechniques qui s'applique à la plupart des races suisses. Les
experts français seraient moins exigeants ; sans admettre des Saanen
à cornes, ils accepteraient de juger comme Alpines blanches des chèvres de race
pure ayant des cornes. Il est vrai que les Saanen, pour ceux qui ont pu les
voir en Suisse et en France, ont une tête caractéristique, forte et
triangulaire, qu'il est difficile de décrire ; d'autre part, les Alpines
blanches et cornues nous ont toujours semblé avoir d'autres absences de traits
caractéristiques, en mettant à part ces appendices cornus sur lesquels on peut,
il est vrai, discuter.
La chèvre dite actuellement Chamoisée de Gruyère
ressemble beaucoup au chamois. Sa livrée est d'un brun roux uniforme ;
l'épine dorsale est parcourue par une ligne noire dite « raie de mulet». La
face est barrée par deux lignes noires ; le ventre et la partie interne
des cuisses sont de même couleur ; il en est de même pour les oreilles et
le pourtour de la queue. Ce genre de robe est assez courant dans le monde
animal et se retrouve, avec une tonalité « café au lait», chez la chèvre
naine du Sénégal. Il y a cinquante ans environ, la Chamoisée était cornue, mais
maintenant on donne une prime aux éleveurs du canton de Fribourg (où se trouve
la région dite de Gruyère) pour abattre les sujets écornés. La nuance de la
couleur a également changé, et l'on peut encore rencontrer l'ancienne et la
nouvelle. Autrefois elle tirait sur le gris-argent ou plutôt sur le café
relativement foncé. Maintenant on approche le chocolat ou le brun roux foncé.
Dans la vallée d'Aoste, bien connue pour des raisons historiques, on rencontre
une forte chèvre Chamoisée, largement encornée, et qui ressemble davantage au
bouquetin. (L'illustration de cet article représente une Alpine d'Aoste,
récemment importée en France par un excellent éleveur de la région parisienne.)
En revanche, les caprins dits de Toggenburg se
rencontrent assez peu en France. Cette race, assez curieuse, semble issue d'un
croisement chamoisée X chèvre blanche d'Appenzell. (La chèvre d'Appenzell est
plus « montagnarde », plus petite et plus trapue que la Saanen ;
son poil est long, ce qui pose encore un autre problème.) Dans cette liste
d'animaux économiquement rentables, la célèbre chèvre Schwartzhals (cou
noir) du Haut Valais fait un peu figure d'originale. Son poil est très long et
ses qualités laitières peu prononcées ; c'est la chèvre rustique des
glaciers, sobre et nomade. Son autre particularité consiste à être franchement
bicolore : la moitié avant du corps est noire, l'autre blanche.
On fait remarquer, en général, que la délimitation de ces
couleurs est très nette. Ce qui, du reste, n'est pas toujours vérifié.
Les autres variétés d'Alpines sont plus spécifiquement
françaises, encore qu'il soit difficile d'être catégorique en la matière. La Cou
clair des Alpes est, en quelque sorte, le contraire de la Cou noir,
mais les teintes sont moins franchement délimitées et plus discrètes. La partie
antérieure du corps est donc claire, blanche, crème (Cou jaune) ou légèrement
rosée. Le reste du corps va du brun cendré au gris foncé. Pattes postérieures
et épine dorsale sont noires. Deux raies sombres barrent la face. La Pie des
Alpes ressemble en gros, toutes choses égales d'ailleurs, à une petite vache
bretonne pie noire. La chèvre du Sundgau se rencontre dans la haute
Alsace ; elle porte robe noire à marques blanches, le dessin étant
analogue à celui de la Chamoisée, mais d'une façon inversée.
Ces indications paraissent assez simples et pourtant, en
pratique, et en théorie tout aussi bien, on aboutit à un véritable maquis !
En 1896, Julmy publie à Lausanne une monographie concernant les
Races de chèvres de la Suisse et en compte principalement quatre. Suivons
l'ordre qu'il adopte. C'est d'abord la race valaisanne, à col noir (Schwarzhalsige
Walliser Rasse). Vient ensuite la race chamoisée des Alpes (Gemsfarbige Alpenziege),
suivie par la race blanche suisse (Gessenay) [Weisse Schweizerziege (Saanen)].
Cette brève énumération se termine par la « race » du Toggenburg (Toggenburger
Rasse).
On est frappé par l'emploi continu du mot « race » ;
l'ouvrage a beau avoir dans la pensée de l'auteur un caractère « populaire »,
les détails compliqués ne manquent pas et nous entraîneraient trop loin. Mais
l'ensemble reste assez simple. L'étude approfondie de ce document a l'intérêt
de montrer rapidement que les points de vue ont changé : la Chamoisée
normale était alors cornue, la chèvre d'Appenzell était considérée comme
identique à la Saanen, alors qu'elle est représentée maintenant avec des poils
longs.
Les ouvrages plus récents mettent à part la chèvre
d'Appenzell et divisent la Chamoisée en cinq variétés, de robes différentes,
cornues ou non, mais les détails complémentaires manquent, ce qui n'est pas
pour arranger les choses. Un excellent petit traité, publié récemment à Berne,
complique nettement ces classifications antérieures et ne semble pas toujours
satisfaisant. Une carte admirablement bien faite, et publiée par le Département
fédéral de l'Économie publique, n'ajoute aux races précédentes que la chèvre
des Grisons et celle de Verzasca, dont nous parlerons dans un article
ultérieur.
Ch. KRAFFT DE BOERIO.
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