Ils sont à la fois : tanneurs, cordonniers, bottiers,
maroquiniers et selliers, j'allais dire aussi « bourreliers-harnacheurs »,
oubliant que les Noirs, qui ignorent ou négligent la « roue »,
considèrent une brouette comme récipient et la portent volontiers sur la tête
avec sa charge.
Le mépris qu'inspirent les cordonniers va jusqu'à
l'exécration. Ce sentiment est dû à certaine « matière » qu'ils manipulent
avec volupté dans le tannage, à l'odeur gratuite qu'ils qu’ils en colportent. J'ai
tâché de leur démontrer que l'acidité de certains fruits remplaçait les réactions
ammoniacales de « ce que je disais », sans en avoir les petits
inconvénients ; mais, comme ce que vous devinez abonde dans les cases à
poules, il serait stupide d'aller chercher loin ce qu'on a près. Puisqu'ils en
ont le droit et que ce droit leur plait, laissons donc les cordonniers avec
leurs mains expertes dans ... « ce que vous savez ».
Le niveau intellectuel et professionnel particulièrement bas
qu'on leur accorde semblerait donner plus de consistance au discrédit
particulier qui les accable ; mais je déclare sans ambages que cette
dernière accusation est faussée, sinon injuste. Elle provient du fait que les
connaissances chimiques des cordonniers ne sont pas plus étendues que celles des
autres artisans, et que cette carence influe davantage sur leurs travaux, bien
plus variés. La « tannerie » et la « teinture des cuirs »
relèvent d'une « cuisine » assez subtile, qui demanderait en outre
des produits qui ne sont pas à la portée des artisans noirs. Leurs cuirs sont
donc infâmes et peu variés ; ils doivent malgré cela satisfaire à des
besoins si étendus que leurs qualités, peu conformes, ne permettent point à
l'habileté des cordonniers de se manifester au même titre que celle des
tisserands et des forgerons — qui ont à leur disposition des matières
toutes prêtes ou plus facilement apprêtables. C'est donc au point de départ, en
partie excusable, que les travaux de cordonnerie acquièrent leur particulière
mauvaise qualité. Dans les opérations de « montage », les cordonniers
sont aussi adroits que quiconque, leur dessin est aussi habile, leur patience
est au moins égale à celle des tisserands, leur goût des couleurs aussi sûr.
Malheureusement, ils n'ont pas une gamme aussi riche : l'indigo n'étant
pas fixable sur cuir, et n'ayant pas d'autre bleu, il leur manque donc une
fondamentale. De plus, ils ont du rouge, des jaunes, du verdâtre et du noir,
réfractaires à certaines combinaisons chimiques. Nous tâchons de remédier par
nos colorants, mais, en dehors de notre surveillance, ils mélangent le « basique »,
l' « acide » et le « direct ». On peut juger du résultat et du
crédit qu'ils y accordent. Si des fournisseurs me lisent, je leur conseille de
n'expédier que du « direct » pour tannage végétal, en spécifiant :
« Pour teinture du cuir, ne pas mélanger avec d'autres produits » ;
si l'artisan sait lire, ça ira mieux ...
Pour leurs « incrustations », les cordonniers
utilisent de fines lanières de peau d'un « vert-bleu-cuivre-laiteux »
du plus bel effet. Par bandes de quelques centimètres de large, on trouve ce
cuir sur les marchés, mais à un prix si élevé qu'il constitue une exploitation
magistralement orchestrée. Il est fabriqué par une dizaine d'artisans, qui le
traitent en secret, dispersés dans toute l'A. O. F. et en Nigeria
anglaise. Dans le but de rendre les cordonniers indépendants de ce petit « trust »,
j'ai essayé longtemps de trouver la formule magique. Je n'étais arrivé qu'à des
résultats partiels jusqu'au jour où ...
J'avais un cordonnier d'une quarantaine d'années, en « stage
de perfectionnement ». C'était un sympathique « sauvage » dont
un double mètre pâtissait à mesurer la longueur. Hissé sur deux interminables
triques qui semblaient plantées dans ses fesses, il était aussi du noir le plus
intense. Son ventre, très concave, arborait un énorme nombril pédoncule et,
sans la couleur, on aurait cru une mangue au fond d'une calebasse. Il portait
au creux d'une hanche les profonds sillons d'une patte griffue. Dans son
visage, dûment tailladé et rongé de petite vérole, il n'avait que les yeux de
vivants, mais bien vivants, je vous l'assure. De son nez, complètement aplati
et obstrué, s'échappait une respiration réticente qui devenait un sifflement
aigu au moindre effort. Bref ! celui qui ne connaissait pas ce brave homme
aurait pu penser qu'au coin d'un bois, en plein soleil, il aurait donné la
chair de poule à une horde de tabors.
Comme il était assez intelligent pour être bête quand ça
l'arrangeait, je fus vite intrigué par l'empressement qu'il apportait au
nettoyage de mes éprouvettes, et je ne tardai pas à le soupçonner de connaître
le « gri-gri ». Je lui posai brutalement la question. Il se récusa et
jura même par : Wallaï ! J'étais donc sur le point de perdre
espoir en lui, lorsque j'appris qu'il était animiste et sorcier à ses heures ;
par conséquent, il pouvait jurer impunément par le nom d'Allah, sans risquer
son lopin de terre au paradis.
Bien que n'ignorant pas les risques qu'il courait à
divulguer un tel secret, j'arrangeai les choses : c'est avec un manque de
modestie manifeste que je continuai mes essais. J'en parlai à tous les artisans
du cercle et subdivisions, leur affirmant que très bientôt Dieu me donnerait le
gri-gri ... Je connaissais quelques bonnes faiblesses de mon grand diable ;
mais, après avoir épuisé en vain une foule d'arguments plus nobles les uns que
les autres, pour les satisfaire, je dus, à ma grande honte, lui faire un
discret chantage, tout à son avantage d'ailleurs ... Enfin le grand soir
promis arriva.
Par une nuit sans lune, il vint me prendre à la maison,
portant une lampe-tempête qui restait immobile malgré ses foulées de
croque-mitaine et, sur la tête, quatre minuscules calebasses qui tenaient en
équilibre par les lois d'une physique que je comprenais aussi mal que lui, mais
que j'aurais appliquée moins bien ... Il m'entraîna au fond de l'Afrique.
Bien que connaissant les environs, ne me demandez pas de vous mener de jour où
le continent noir m'hébergea cette nuit-là ... Je trottinais pour le
suivre. Cent fois j'ai éprouvé la dureté des latérites contre ma pauvre tête
qui bourdonnait comme un tambour. Et mon croque-mitaine qui avançait toujours
comme sur l'avenue des Champs-Élysées. Et sa lanterne immobile qui me fascinait
comme l'œil d'un cyclope. Et ses grognements de phacochère en courroux qui
répondaient à mon unique question. Et les galopades furtives dans la brousse.
Et les glap-glap des chacals qui reniflaient mes talons. Et mon fusil qui me
manquait comme un membre. Et puis ... Vous souriez ! ... Ah !
bien sûr, vous ne vous en rappellerez peut-être plus, vous, quand vous aurez
tourné cette page, mais moi ... Enfin, il s'arrêta. Je vins m'écraser
contre son squelette. Les calebasses ne bronchèrent pas, la lampe-tempête non
plus ... Nous étions devant une case lamentablement branlante. Il me prit
par la main et m'y entraîna avec rudesse. Un tabouret massif était au milieu.
Je m'y assis, il s'effrita sous mon poids, et mon derrière se trouva au milieu
de termites. Me relevant, ma tête reçut un choc de plus, contre un corps qui
rendit un son cliquetant et recouvrit mon visage d'une poussière d'apparence
séculaire. C'était un assemblage inimaginable de crânes, pattes de panthères,
griffes de lion, statuettes pleurnichardes, fers de flèche, etc., etc.
Des petits bâtonnets vermoulus étaient fichés dans le sol.
D'un revers de main, le croque-mitaine les anéantit, puis, je ne sais d'où, car
il n'avait guère qu'une ficelle pour tout vêtement, il en sortit une
cinquantaine rustiquement appointis ... D'une calebasse, il extirpa une
peau de mouton en tripe, la fit claquer dans le plafond, qui nous couvrit de
débris de paille rongée, puis l'étala sur le sol. On appelle « peau en
tripe » une peau dont les poils ont été enlevés et prête à être introduite
dans les bains de tannin. Avec un énorme couteau qu'il déterra d'un coin de la
case, il y fit des trous tout autour sur le bord. Il y passa les bâtonnets et,
en tendant la tripe, il les fichait dans le sol battu, d'un seul coup de sa
main, qui claquait comme un marteau. Quand il eut fini ce travail d'aplanissage,
il éteignit sa lanterne. Je n'entendais plus qu'un bruit de calebasses
entrechoquées et celui d'une main semblant caresser une anguille ... Je
devinai qu'il étendait une pâte sur la peau. Ce bruit cessant, l'homme s'allongea
contre moi, fit éclater sous lui une calebasse, et m'adressa enfin en maugréant
les premières paroles « sensées » de cette charmante soirée : « Ti
pé dormi. » Eh ! oui, j'aurais bien voulu ... mais je ne fus pas
assez rustique. J'avais eu le tort de lui donner des noix de kola et j'avais
donc l'impression de me trouver parmi un cent de lapins rongeant des carottes.
Cette impression frisa la réalité. Je sentais la caresse de leurs poils. Je
m'aperçus enfin que ce n'étaient que les frôlements des membranes soyeuses
d'énormes roussettes qui avaient suivi notre luminion ... J'allumai une
cigarette ; elle me fut ôtée de la bouche par un coup d'éventail plus fort
que les autres ... Les débris de paille tombés du plafond secouaient mon
dos de frissons désagréables. Je dus emprunter la tenue de la Vérité sortant
d'un puits. Après m'être rhabillé, je grattai une allumette pour chercher un
coin confortable, mais voilà que le croque-mitaine me sauta dessus et me ...
non ... Malgré ses dents pointues, il ne me mangea pas ; il se
contenta de me donner une grande tape sur la main, comme à un enfant fautif, en
hurlant : « Y a pas bon ! »
J'essayai de m'allonger n'importe où ... D'atroces
coups de tenaille m'obligèrent à me remettre nu et, de mes fesses en prurit,
j'extirpais des boulettes grenues qui ne cédaient qu'avec un petit bruit sec.
Ah ! ces terribles crocs de fourmi, que ma femme dut extraire à la pince à
épiler. Et mon croque-mitaine qui dormait ! ronflait ! ... dans
ces ténèbres africaines ourdies de mille bruits ... Après m'être écrasé
quelques fois le nez contre le mur de glaise, je finis par trouver la sortie de
la case. Grâce à mon paquet de cigarettes, je pus résister quelque peu aux
tourbillons de moustiques, heureux de telle aubaine. Ce fut le rire fou d'une
hyène à dix pas qui me fit battre en retraite. Bientôt, ses compagnes,
accourues, me firent leur aubade. Je m'en voulais certes d'être moins courageux
que le lapin des griots, mais je préférai quand même faire le don de ma
personne à l'Afrique, par l'intermédiaire de ses plus gentilles fourmis ...
Croque-mitaine me réveilla. J'ai cru sortir d'un rêve
d'embarras gastrique. Le soleil était déjà haut, et je n'ai jamais si bien
compris que ce jour-là pourquoi les enfants d'Afrique l'aiment tant, et comment
il le leur rend si bien ... Soudain je pensai à la tripe. Me retournant
aussi vite que courbature permettait ... elle n'y était plus ... Le
croque-mitaine m'observait de ses braises, sans qu'aucun sourcillement vienne
les obscurcir ... De derrière une jambe, il sortit enfin un mince rouleau
qu'il déplia comme un manuscrit hébreu. Le croque-mitaine, en bonne fée qu'il
était en réalité, avait métamorphosé la tripe nauséabonde en une magnifique
laque d'un vert de cuivre laiteux ... Comme d'une tombe, je lui arrachai
mot par mot la formule. Par signes de tête et par monosyllabes, il luttait
contre ses croyances. Ce fut un combat homérique. Quand il fut terminé, je
m'écriai :
— Mais je l'ai fait, le gri-gri que tu me donnes !
— Oui, ton têt y a bon an pé-an pé ; soleil y a
pas bon, lune y a pas bon, lam-tempêtt y a pas bon, cigari y a pas bon, lamp litric
y a pas bon, li nuit selment y a bon.
En effet, j'aurais dû m'apercevoir que la lumière oxydait
les sels métalliques du gri-gri ...
Eh bien ! croyez-vous que ma nuit ne fut pas blanche ? ...
Je fis passer le tam-tam pour publier ma découverte ...
« mais» ... Wallaï ! ...
Pas un cordonnier ne voulut y croire.
Pas un cordonnier ne voulut l'essayer.
Merci quand même, K ... Merci de cette nuit passée
couché près de toi. Quand je serai très vieux, j'y accorderai peut-être autant
de prix qu'à celles passées en tout autre compagnie ...
J. GRAND.
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