Parmi les histoires, merveilleuses qui, pendant « mille
et une nuits », prolongèrent, puis sauvèrent enfin la vie de la princesse
Schéhérazade, l'une des plus dramatiques, celle de Sindbad le marin, n'a
pas seulement enchanté le roi Schariar pendant qu'il l'écoutait, mais aussi
toutes les générations de lecteurs, dont ces contes ont bercé l'enfance
éblouie.
Or l'aventure du prestigieux navigateur, qui vit surgir des
abîmes de redoutables sorciers ou observa dans le ciel des éléphants emportés
par des aigles gigantesques, est une aventure vraie.
Du moins, elle fut vraie pour l'auteur arabe qui la
transcrivit au XIVe siècle. Celui-ci ne s'est pas permis d'inventer,
de créer par la seule force de son imagination une fable extravagante. Mais, en
annaliste fidèle, il a simplement relaté, en les résumant, les récits de ses
compatriotes qui, partis pour de lointains voyages maritimes, en étaient
revenus, quand ils en revenaient, riches de secrets étonnants et d'opulents
trésors.
Comment aurait-on douté des choses qu'ils disaient, puisque
tous disaient les mêmes et qu'on devait les répéter encore deux ou trois
siècles plus tard, sans presque y changer un mot ?
Le « magicien africain », gardien de la belle
esclave, enfermée dans un coffre au fond des eaux, n'est-il pas un frère de cet
« Adamastor » qui, dans le poème des Lusiades, s'oppose à la
flotte de Vasco de Gama ? Et quel sceptique, quel sourd, quel aveugle,
aurait pu ne pas croire à l'existence de l'Oiseau Roc, puisque les coureurs de
mer rapportaient de leurs expéditions et, à défaut du monstre lui-même,
montraient à qui les voulait voir ses œufs, grands, finissait-on par dire après
quelques échanges de conversations amplifiées, comme les jarres où avaient été
enfermés les quarante voleurs d'Ali-Baba, et ses griffes formidables, dont
l'une a appartenu longtemps au Trésor de France, après avoir été offerte à Charlemagne
par Haroun al-Rachid ?
À notre tour, arrêtons-nous un instant pour examiner cet
extraordinaire animal qui, de l'avis de tous, était à l'aigle ce que l'aigle
est au moineau.
Pour le bien comprendre, reportons-nous à l'époque où on a
commencé à parler de lui et jugeons-le à la manière dont ses premiers
observateurs l'ont jugé, en toute bonne foi et d'après les données
scientifiques qu'ils pouvaient avoir.
La grande majorité d'entre eux n'avaient jamais vu d'œufs
plus gros que ceux des poules, sinon des oies. Puis, un jour, des gens venus de
loin en apportèrent d'autres, capables de contenir une cinquantaine des
premiers, et firent savoir en même temps qu'ils étaient pondus par des oiseaux,
aussi hauts sur leurs pieds qu'un homme et assez communs dans leur patrie, où
on les chassait pour la beauté de leurs plumes.
C'était fort étonnant, mais il fallait bien l'admettre,
puisque les témoins étaient unanimes et que leur parole ne pouvait être
suspectée. L'autruche, puisque c'était d'elle qu'il s'agissait, entra dans la
nomenclature zoologique d'autant plus facilement que l'antiquité l'avait très
bien connue et qu'Aristote, dont l'œuvre fut quelque chose comme la Bible de la
science du moyen âge, en parlait couramment sans s'étonner plus que de raison.
À peine alors ose-t-on parer de quelques fantaisies sa
réalité contrôlable. On sait qu'elle ne vole pas, mais c'est parce que son
orgueil l'attache à la terre. On dit qu'elle mange de petits cailloux ? Un
léger « coup de pouce » et voici qu'elle digère le fer comme de
l'eau. Et, comme on ne peut vraiment pas la laisser pondre banalement, comme
une vulgaire poule, on assure qu'elle ne s'y décide que lorsqu'une certaine
étoile Virgile lui en a donné l'inspiration, après qu'elle l'a longuement
contemplée. Ce ne sont là que menues parures, inévitables à une époque où la
vérité n’était admise nulle part dans son costume naturel.
L’opinion des savants en est là quand l’Oiseau Roc vient
poser un nouveau problème à leur sagacité.
On le connaît d'abord par ses œufs. On pourrait se contenter
de s'en émerveiller en imaginant un animal d'un volume proportionné. Mais le
volume d'un corps, ne dit rien à l'esprit. Il est bien plus simple de raisonner
ainsi : l'oiseau inconnu pond des œufs huit fois plus gros que ceux de l'« ostruce ».
La taille de celle-ci est de six pieds. Six fois huit, quarante-huit. Un oiseau
haut de quarante-huit pieds (seize de nos mètres) est quelque chose de peu ordinaire.
Et si sa force est en, rapport ...
Mais a-t-il des ailes ? Pourquoi n'en aurait-il pas ?
Ce n'est pas une raison parce que l'autruche est un des rares, très rares
volatiles non volants pour supposer que ceux que nous n'avons jamais vus lui
ressemblent. Le contraire est bien plus probable. Donc le Roc vole. Et comme les
plus puissants voiliers sont les rapaces, le Roc est un rapace. Et, comme ils
ont de terribles serres, il en a de bien plus terribles ... Du reste,
celles-ci, on ne va pas tarder à les connaître !
En effet, certains grands personnages privilégiés en
possèdent. Témoin S. H. le calife qui, nous l'avons dit, fit don d'une de
ces serres gigantesques à l'empereur à la barbe fleurie ; tous ceux qui
l'ont vue, touchée, admirée, peuvent en témoigner. C'est une énorme griffe
courbe, longue de cinq pieds, pointue comme il se doit, dure comme le marbre et
presque aussi blanche, telle enfin qu'un aigle de cette taille ne peut faire
autrement que d'en avoir.
Devant ces faits qui sont l'évidence même, qui aurait pu
douter ? Et sur quelle base aurait-il discuté s'il avait voulu émettre des
objections ? Nous savons aujourd'hui que la griffe de Roc était une
défense fossile. Mais qui avait jamais entendu parler de fossiles ? Qui
avait jamais supposé que des êtres, différents des êtres actuels, avaient
existé, puis avaient disparu ? Et où aurait-on été chercher l’Æpyornis,
véritable auteur responsable des œufs énigmatiques, grand oiseau coureur, haut
de plus de trois mètres, dégingandé et mal bâti, qu'on n'avait pas plus de
raisons d'« inventer » tel qu'il fut réellement, qu'on en avait
d'imaginer le Roc ?
Dès lors, le Roc était né, possible en somme, si l'on
voulait bien ne pas trop exagérer. C'est pourtant ce qu'on s'empressa de faire,
avec toute l'emphase orientale ; et on le décrivit alors capable d'enlever
un éléphant et de l’emporter en plein ciel. Des populations plus sobres se
seraient contentées d'un âne ou d'une génisse ... Mais, pendant qu'on y
était ...
L'Oiseau Roc a vécu bien plus longtemps que l'auteur des Mille
et une Nuits, qui, nous le répétons, n'a fait qu'en emprunter la
description aux traditions contemporaines. Deux ou trois siècles plus tard, il
n'avait rien perdu de son renom et de sa réalité partout admise. Il n'est pas du
tout prouvé qu'il ne survive encore dans quelques esprits ingénus, aux pays de
soleil.
Considéré de ce point de vue, d'ailleurs, il est loin d'être
exceptionnel dans la série zoologique. Et, si amoindris qu'ils soient, si
scrupuleusement observés qu'ils puissent être, ses parents actuels, aigles ou
vautours, bien que les plus réels des oiseaux cette fois, ont été et sont toujours
les héros de légendes dont la vie est encore assurée pour longtemps.
Tels sont entre autres les cas d'enlèvements humains qu'on
leur attribue.
Ici encore il faut s'entendre. Que les plus hardies de ces
grandes espèces chasseresses attaquent la nôtre ne fait pas de doute. Et il est
évident qu'un dénicheur d'aiglons, par exemple, en équilibre instable sur une
pointe de rocher, assailli par la femelle qui défend son aire et précipité dans
l'abîme, est bien une victime des aigles, au sens exact du mot. Dans des
circonstances identiques, il peut de même être celle d'un chamois !
Mais les histoires d'enfants emportés à travers l'espace ont
beaucoup de chances de n'être que du pur roman. À l'extrême rigueur, l'accident
pourrait arriver à un nouveau-né de la dernière heure, le poids normal de
celui-ci, soit environ trois kilos, correspondant à la limite de ce qu'un aigle
adulte peut, non pas soulever, mais transporter à une certaine distance. Mais,
quand des auteurs, par ailleurs savants sérieux comme le fut F. Pouchet,
admettent et répètent de bonne foi la fameuse aventure de Marie Delex, enlevée,
à l'âge de cinq ans, dans les montagnes du Valais, en 1838, et « emportée
à une demi-lieue de distance », on peut affirmer, sans hésiter, que
l'exagération est flagrante. Un enfant de cinq ans pèse au moins quinze kilos
et plutôt seize, vêtements compris. Attachez un poids de seize kilos aux tarses
de l'aigle le plus puissant que vous pourrez capturer et rendez-lui la liberté.
Vous verrez jusqu'où il ira.
L'aventure est encore plus fabuleuse quand le héros en est
le gypaète.
Ce magnifique oiseau, plus haut d'un tiers que l'aigle
royal, plus grand même que le grand gyps fauve, est aujourd'hui pratiquement
disparu de nos montagnes, ce qui est fort regrettable, mais existe toujours en
divers lieux du monde, de l'Afrique à la Chine, et, en tout cas, chacun peut le
voir, vivant ou naturalisé, dans nos établissements zoologiques, à commencer
par le Muséum. Or il ne suffit que de regarder ses serres et les comparer à
celles de l'aigle pour constater qu'il lui est impossible d'enlever plus
lourd qu'un lièvre, en supposant que ce genre de chasse lui soit particulier,
ce qui ne semble pas.
En revanche, il n'est pas douteux qu'il soit moins « charognard »
que les vautours et qu'il recherche volontiers les proies vivantes. Et là, il
paraît prouvé qu'il les obtient en les poussant dans le précipice, si grandes
cette fois qu'elles puissent être, pour se repaître ensuite de leur corps
disloqué. Il mérite ainsi ses surnoms de quebrantas huesos ou pisso ouessi,
« briseur d'os », que lui ont donné les Provençaux et les Espagnols.
Et ceci nous ramène à la légende dans ce qu'elle a de plus
classique. Rappelez-vous votre histoire de la littérature grecque et la triste
fin du vieil Eschyle, réfugié en Sardaigne pour ne plus être témoin dans sa
patrie du triomphe de son jeune rival Sophocle. Il va cacher son dépit dans les
solitudes de la montagne. Et là, que lui arrive-t-il ? Il reçoit sur sa
tête chauve une tortue, qui le tue net.
Une tortue qui tombe du ciel ? Volait-elle, comme celle
de la fable, portée par deux canards ? Non, répond la tradition, mais
enlevée et lâchée par un aigle.
Eh bien ! ici, l'histoire est très plausible. Mais,
bien plutôt qu'un aigle, il s'agirait alors d'un gypaète, espèce certainement
commune en Méditerranée il y a 2.500 ans puisque c'est là surtout qu'elle est
représentée encore en Europe. Ayant pour les reptiles de toutes sortes une
préférence marquée, elle est en outre fort capable cette fois de porter une
charge qui ne dépasse pas quelques centaines de grammes. Et, nous venons de le
voir, elle est experte à rompre par chute tout ce qui résisterait à l'effort de
son bec. Tout concorde donc ...
Et quoi enfin de plus naturel que l'erreur de l'oiseau, qui
prend le crâne dénudé d'un vieux poète pour ... un caillou ?
L. MARCELLIN.
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