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Mirages

Nous descendions du Nord. Depuis des jours nous allions, bercés par l'inlassable et silencieux balancement de nos hautes montures, d'un lent bercement de sommeil et de rêve, parmi le fauve moutonnement des dunes.

Au fond des gouds (1), l'impression d'être très petits, très perdus, très seuls, de ramper péniblement sur le sol stérile d'un astre éteint.

Et puis, en franchissant les crêtes, la sensation exaltante, du haut de nos vivants piédestals, de dominer le monde ...

Et toujours là-bas, jusqu'aux lointains bleus, d'autres dunes et encore d'autres dunes, d'autres dunes aux formes étranges, vers lesquelles nous allions. Le soir, elles étaient loin derrière nous, mais d'autres, pareilles, se dressaient au fond de l'horizon, se détachant en lignes nettes sur le ciel embrasé du couchant.

Et pas un arbre, pas une herbe, pas un oiseau.

Le vent lui-même passait, vite, très vite, sans un bruit, sans un murmure, sans une chanson, effrayé, semblait-il, par toute cette solitude.

Pays du silence, pays de la soif, pays de la peur. Un soir, enfin, la ligne bleue de l'horizon, lasse de fuir toujours, parut se fixer. Nous avancions et là-bas, par delà la dernière ligne des dunes, plus rien, rien que du bleu ... sans forme, sans détails, sans contours ...

Nous arrivions peut-être dans ce pays de légende où vivent les djins malfaisants, qui hantent ces espaces vides et harcèlent, tourmentent et tuent les voyageurs égarés. Qui sait ? ... Mes goumiers, ces guerriers pour qui le combat est un jeu et la mort un incident, se rapprochent peureusement les uns des autres. Les montures, épaules contre épaules, ne forment plus qu'un bloc. Et à peine murmurée s'élève l'invocation aux saints marabouts, l'appel à l'aide aux grands cheiks vénérés : « Cheik Sidia ... Cheik Sidia ... Cheik Mahamoud ... Cheik Mahamoud ... »

Nous approchions, et c'était étrange cette sensation d'arriver au bout de la terre. Les dernières houles de la mer des sables s'écroulaient au bord du ciel ...

Allions-nous donc chevaucher dans l'azur comme Bourak, la monture du Prophète ? ...

Non. Cette ligne bleue que nous allions atteindre, qui était là, à chaque instant plus proche, à chaque instant plus nette, c'était ... la mer ... la mer vivante et bruissante, si calme, alanguie sous la caresse de l'alizé, que pas une ride ne troublait sa surface, et si bleue sous le ciel de saphir que nul ne pouvait distinguer où finissait la mer, où commençait le ciel ... Et comme par enchantement nous sommes rentrés dans la vie. La houle murmurait en effleurant le sable d'or. Le vent avait retrouvé ses chansons et galopait comme un fou sur la grève en jouant avec les flocons d'écume et les touffes d'algues sèches. De petits échassiers se poursuivaient en criant dans le clapotis.

Un oglat (2) est là, proche. Son eau n'est pas très douce, mais c'est de l'eau ... enfin ...

Les chameaux baraquent (3) avec un soupir d'aise et, tandis que le brûlant soleil plonge lentement dans la fraîcheur de la mer, les goumiers, debout, tournés vers l'Orient déjà plein de nuit, commencent la prière du soir : « Allah ackbar » ... Dieu est le plus grand ...

Nous sommes repartis vers le sud dans la douceur du jour naissant. Nous suivons la plage, plage très étroite, mince ruban de sable. En largeur, 4 mètres. À peine 2 mètres à marée haute. Parfois même beaucoup moins, quand les dunes vives tentent d'envahir le royaume des eaux. Mais en longueur ... des centaines de kilomètres ... Nos chameaux apprécient ce sol élastique. Insensiblement ils allongent le pas, puis prennent le petit trot, qu'ils vont tenir pendant des heures sans fatigue.

Ce sont d'excellentes bêtes qui ne s'étonnent de rien. Elles s'occupent à peine des longues houles qui déferlent et viennent mourir à leurs pieds. Elles s'écartent un peu d'abord des plus hardies, puis finissent par patauger sans même ralentir l'allure.

Nous allons, bercés par cet inlassable et silencieux balancement, plongés peu à peu dans une demi-somnolence de rêve, à la limite de la veille et du sommeil.

Tout geste est inutile. Les bêtes suivent exactement la monture du guide.

Toute parole est superflue. Les « chèches » remontés cachent les visages, scellant les lèvres, ne laissant voir à travers une mince fente que l'éclair de prunelles qui luisent.

Toute pensée ordonnée est futile et vaine. L'agitation orgueilleuse d'une goutte de cervelle, perdue au milieu de ces solitudes, semble d'une prétention ridicule.

Le souffle frais de la nuit bleue s'est éteint avec les dernières étoiles. L'air impalpable et léger, qui nous frôlait d'une apaisante caresse, se solidifie peu à peu. Il devient compact, masse visqueuse, vapeur lourde et épaisse, qui monte du sol en tremblements pressés, déformant toutes choses, leur donnant une apparence irréelle, accentuant encore cette impression de sommeil et de rêve créée par l'inlassable et silencieux balancement, qui, jamais accéléré, jamais ralenti, nous emporte en dehors du temps et de l'espace, comme autrefois nos berceaux d'enfants.

Des images passent, fugitives, à peine esquissées ... Réalités ? ... mirages ? ... à quoi bon en décider ... Les palmes bruissantes d'une oasis proche se balancent dans le vent ... déjà l'image s'efface ...

Cette tache claire ? ... une tamourt ... de l'eau qui frissonne ... de verts pâturages ... des arbres ... des bœufs au mufle ruisselant ... des moutons assoiffés qui se bousculent et se pressent ... Les yeux s'entr'ouvrent ... rien ... mirages ...

Mille petits soleils irisés clignotent et scintillent à travers la trame poissée d'indigo du chèche. L'océan et le ciel confondus brûlent d'un dur flamboiement de métal en fusion. Les prunelles meurtries à nouveau se voilent ... le rêve reprend ... L'océan ?!!! ... la côte d'Afrique ... c'est la nuit. Une nuit profonde au sombre manteau tout éclaboussé d'étoiles. Un grand paquebot s'en va. Les ponts pleins de lumière rendent plus épaisses les ténèbres extérieures. Plus rien n'existe au delà du blanc ruban de la lame d'étrave. De jolies femmes passent ... silhouettes charmantes, toilettes claires, frémissant sous la caresse légère de la brise frôleuse, qui fuit, emportant des parfums dérobés au passage ... une musique douce ... qui vient on ne sait d'où ... Là, dans ce soin plus sombre, appuyée contre la rambarde, une admirable fleur de l'ardent Brésil, une enfant, seize ans peut-être, rêve ... et sans cesse lui revient aux lèvres la menace amoureuse de la Carmencita : « Si tu ne m'aimes pas, je t'aime » ... Ce n'est qu'une enfant ...

Au fond de la nuit, au bout du ciel ... trait de lumière ... Las Palmas ... les Canaries ... îles heureuses ... mais plus loin, sous l'horizon du Sud, vers lequel glisse le grand navire, Arguin ! ... Arguin, le haut-fond perfide ... la Méduse ... le radeau tragique ... ses spectres ... Arguin ? ... Arguin, mais c'est là tout proche. Nous avons reconnu hier Bir el Gareb. Arguin ?!!! ... où sommes-nous dans le temps ? Ah ! ne sont-ce pas là les chaloupes des rescapés qui s'approchent, et sur la ligne d'horizon la voile du radeau que le courant contraire emporte vers son destin ? ... Non. Rien ... mirages ... Rien que les grands goélands qui vont en longues glissades par-dessus l'immensité des eaux ...

Et toujours le lent bercement, bref mais si régulier, et le sifflement doux des pieds des chameaux frôlant le sable, sensations à peine ressenties dans cet engourdissement de rêve ...

Arguin !? ... Qu'est devenue la frégate abandonnée ? Partie en dérive vers le cimetière des navires sans nom ? ... Dépecée par la mer sauvage ? ... Mais cette mer murmurante ne peut être sauvage ... alors ... prisonnière toujours ? ... Oui, la voilà là-bas devant nous, ses mâts dressés vers le ciel comme des bras implorants, la coque entière à peine effleurant le sable, l'étrave cabrée dans un dernier élan vers la liberté ...

Mais ... comment pouvons-nous être à Arguin ? Le banc est donc maintenant rattaché à la terre ? ou bien ?!!! ... mais oui ... ce clapotis parfois entendu, ces gouttelettes fraîches sur nos pieds brûlés de soleil ... nous trottions sur la mer, nos chameaux trottent sur la mer ... Nul ne connaissait encore cette possibilité de ces bêtes étranges, contemporaines peut-être des brontosaures et venues jusqu'à nous des profondeurs du temps.

Mais retrouveront-elles le chemin de la côte ? Si nous nous enfonçons vers le large ... comme les autres, ceux du radeau ... personne ne viendra à notre recherche, car personne ne sait que les chameaux marchent sur la mer ... et alors ... c'est la soif ... la soif qui vous brûle, qui vous dessèche, qui vous étreint, qui vous étouffe, qui vous tue ... morts de soif, ah ! ...

L'allure brusquement ralentie, les bêtes semblent hésiter, les yeux s'ouvrent ... et c'est fini les mirages ... Là, devant nous, c'est bien un navire, mais ce n'est pas la frégate.

C'est une jolie goélette fine et haut matée, qui devait bondir et glisser si joyeusement dans la lumière, parmi les houles bleues que l'alizé crête d'écume.

Un jour, trompée par la mer douce, perdue dans un mirage, elle s'est approchée trop près de la côte. Le sable sournois l'a saisie soudain. Elle s'est débattue, se jetant de droite et de gauche en des élans fous pour échapper à l'étreinte ... en vain ... Un dernier sursaut l'a amenée au rivage, l'étrave dans la dune, l'arrière à peine touchant l'eau, bien droite sur sa quille cependant. Elle n'a pas encore consenti à se coucher, comme ceux qui ont perdu toute espérance. Le vent, le sable, l'eau, les pillards du désert l'ont démantelée peu à peu. Les filins rompus pendent et se balancent au long de la coque.

Le gaillard d'avant seul est demeuré presque intact. Les parsavants sont encore en place. Et voici le poste d'équipage, le puits aux chaînes et l'étrave, à la courbe harmonieuse et fine.

Pauvre jolie chose si vivante, si frémissante sous les caresses de la vague et du vent, maintenant immobile, morte ... parmi les choses mortes du pays de la soif ...

Dans la douceur du soir, les bleus fantômes, chèches retombés sur les épaules, sont redevenus des hommes vivants. Ils fredonnent un air monotone et lent, merveilleusement accordé au pas de nos montures.

Celles-ci, tendant leur long cou, accélèrent peu à peu l'allure. Elles s'en vont vite, toujours plus vite, vers le sud, vers les palmeraies, vers les pâturages, vers l'eau qu'elles devinent proche à l'haleine plus fraîche de la brise qui vient de se lever.

D. du F.

(1) Gouds - vallées.
(2) Ogiat = petit puits.
(3) Baraquent = s'agenouillent.

Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 506