1813.
— 3 janvier, 8 heures du matin. Par ce dimanche
glacial. Napoléon travaille seul dans son cabinet. L'Empire est menacé de
toutes parts ; la Grande Armée est restée en Russie : 250.000
hommes ! Que vont donner les levées ? Il faut vaincre pour briser
l'étreinte, vaincre pour reconquérir le prestige perdu.
Une lettre de Savary est là, intacte : des rapports de
police ! L'Empereur en est écœuré. Quelque nouvelle conspiration ? Il
remâche sa fureur au souvenir, tout récent, du coup d'État de Malet et rompt le
cachet. Le duc de Rovigo, ministre de la Police générale, a écrit :
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Sire,
Il existe à Paris, rue des Trois-Frères, n°4, un armurier
nommé Pauly, qui est inventeur d'un fusil propre à
l'usage des troupes, qui paraît une découverte extrêmement avantageuse.
Sur l'avis que j'ai eu qu'on cherchait à lui acheter son
secret, je l'ai fait venir et lui ai fait apporter son arme. En ma présence,
dans mon jardin, il en a tiré vingt-deux coups à balle dans deux minutes. J'en
ai été si étonné que je lui ai demandé si le général Gassendi, du Comité
d'artillerie, avait vu cette découverte. Il m'a dit que oui, mais qu'il n'en
entendait plus parler et qu'il était dans le besoin. J'ai pris alors sur moi de
lui demander son fusil, que j'envoie au cabinet de Votre Majesté, parce qu'il
m'a paru digne de sa curiosité ...
Je demande pardon à Votre Majesté, mais l'expérience que
j’ai vu faire chez moi m'a rendu enthousiaste de cette arme ...
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* * *
Instantanément, Napoléon décide l'examen du fusil par une
commission. Le général Gassendi va en prendre pour son grade.
Le rapport n'est pas défavorable ; il contient, au
plus, les réserves d'usage. On a senti le vent de l'humeur impériale.
Mais Napoléon brûle les étapes. Au milieu d'inextricables
soucis, en pleine affaire du nouveau concordat (Pie VII, amené de Savone à
Fontainebleau, va se voir, en ce même mois, offrir Avignon contre Rome et
l'abolition de sa puissance temporelle), le maître garde en tête, constamment
présente, l'idée du nouveau fusil : onze coups à la minute ! Suppléer
à-l'insuffisance des effectifs par l'accroissement de densité du feu !
L'excellent fusil à pierre, modèle 1777, hérité de la
monarchie, n'autorise, au mieux, que quatre à cinq coups à la minute, avec sa
charge en douze temps — et encore entre les mains de soldats entraînés,
non de ces conscrits qui vont remplacer les vétérans défunts !
Le 19 janvier, l'Empereur est de sa personne à Gros-Bois.
Il fait expérimenter l'arme en sa présence, la manipule, passe plusieurs heures à cet essai.
C'est un singulier homme que l'inventeur ; les uns le
disent Anglais, ex-colonel ; d'autres, Suisse.
Son engin est encore plus étrange que lui :
jusqu'alors, le chargement des fusils se faisait par la gueule, en bourrant
avec une baguette ; l'inflammation avait lieu par le choc d'un silex sur
une plaquette d'acier, mettant le feu à la poudre d'un bassinet extérieur,
elle-même en communication, grâce à un canal, avec la poudre de la charge.
Le fusil Pauly se différencie en
deux points essentiels de ce système classique (qui fut encore en usage aux
États-Unis, dans certains corps sudistes, pendant la guerre de
Sécession) :
1° L'inflammation se produit à l'aide d'une amorce
fulminante, écrasée par une tige de fer que met en mouvement la pression du
doigt sur la détente ;
2° La culasse et la crosse sont réunies au canon par deux
tourillons latéraux ; la partie supérieure du tonnerre porte un crochet à
charnière qui, venant s'adapter dans un arrêtoir fixé au-dessus de la poignée
de crosse, sert à maintenir l'ensemble rectiligne.
Pour charger, on détache le crochet ; la crosse et la
culasse basculent en tournant sur les tourillons, ce qui découvre l'orifice du
tonnerre, où l'on introduit la cartouche ; on referme par la manœuvre
inverse.
* * *
Pour l'instant, à Gros-Bois, le
dernier des grenadiers qui viennent de tirer est fort occupé à invoquer le nom
du Seigneur en éteignant ses moustaches ; ses camarades ont le visage
noirci comme des charbonniers. L'invention est admirable, mais les crachements
vers l'arrière sont tels que les soldats ont déjà condamné le système.
Napoléon les interroge :
— Qu'en pensent mes grognards ?
— Qu'on ne fait pas mieux pour brûler la g ...,
mon Empereur, dit l'un d'eux avec franchise.
— C'est tout ?
Un lieutenant s'avance :
— Ça ne tiendra pas la baïonnette, Sire !
— Ah ! il a vu ça. Bien.
Notez son nom, dit l'Empereur à un officier d'ordonnance et, se tournant vers Pauly :
« Oui, votre système est bon dans son principe, mais il
faut l'amender. Votre fusil ne répond pas à toutes les conditions ;
il éternue un peu trop, mais surtout, comme le lieutenant vient de dire, il ne
tiendra pas la baïonnette. Or, il m'en faut de bonnes baïonnettes, au bout de
fusils solides, pour arrêter la cavalerie ... oui ... et il y en aura
de la cavalerie à arrêter un de ces jours ... »
L'Empereur sifflote. Il songe que, lui, il n'a plus de
cavalerie ou presque ...
Pauly attend son sort. Napoléon, qui s'en va, se retourne :
— Je le prends quand même, votre fusil. Voyez mon
ministre ...
En fait, c'est l'idée que l'Empereur prend, car, avec le
système du canon basculant, jamais l'arme ne possédera l'inébranlable rigidité
requise ; avec ses crachements, jamais elle ne sera reçue de la troupe. Le
soir même, Napoléon prescrira d'ailleurs toutes les recherches mécaniques et
chimiques utiles.
* * *
L'apprenti de Pauly, un grand
diable silencieux, remballe le matériel. Il s'appelle Nicolas Dreyse et est Prussien. Notons bien ce nom.
Un an plus tard, l'Empire s'effondre. Pauly
disparaît ; Dreyse aussi, mais nous le retrouverons, pour le malheur de la France.
Après un siècle et demi, la légende d'un Napoléon hostile à
toute modification, à tout progrès en matière d'armement, demeure comme un
dogme. Il y a deux ans encore, dans la préface d'un ouvrage consacré à
l'automobile (1), ce grand inventeur qu'est Gabriel Voisin écrivait :
Comment tant de grands hommes ont-ils si longtemps ignoré
les forces du progrès technique ? ... Napoléon, qui devait, pendant
vingt ans, diriger les forces militaires les plus puissantes de son
époque ..., cet homme prodigieux, n'améliora pas d'un mètre la portée des
fusils de ses grenadiers ... Et cependant on peut voir au Musée de Cluny
des armes à répétition qui datent de Louis XVI.
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On peut penser ce que l'on veut de Napoléon, mais est-il
reproche moins fondé ? Nous croyons en avoir fait justice.
Mais si l'homme qui remua le monde n'eut pas le temps de
doter la Grande Armée de l'arme révolutionnaire qu'il avait souhaitée, un
obscur compagnon armurier, cheminant à travers l'Europe, put emporter dans son
sac, en fuyant l'Empire, le sort des batailles futures et la revanche suprême
de la Prusse.
R.-L. COTTARD.
(1) Le Moteur Roi, de Louis BONNEVILLE.
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