Avant la mise en service de la voie ferrée du Congo-Océan,
qui relie directement Brazzaville à la rade de Pointe-Noire, les colons venant
d'Europe et désireux de se rendre à l'intérieur de l'A. E. F.
remontaient habituellement le cours inférieur du Congo jusqu'à Matadi, où
commence le tronçon des chemins de fer coloniaux belges montant à Léopoldville.
Bien entendu, pour le fret, cette voie était la seule économiquement praticable.
Il y a, entre Banane, à l'entrée du fleuve, et Matadi, placée tout près de ses
premiers rapides infranchissables, 90 milles de rivière, soit environ 170
kilomètres, où la vitesse du courant, très faible à l'embouchure, va
constamment en croissant au fur et à mesure que l'on s'approche de Matadi.
Avant la guerre les paquebots disposaient normalement d'une réserve de
puissance suffisante pour monter jusqu'à cette ville. Il devenait hasardeux,
par contre, comme on va le voir, d'y envoyer certains cargos de l'époque, pour
lesquels les constructeurs n'avaient prévu que des vitesses modestes ou que de
trop longues années de service avaient rendus poussifs ...
Sous la conduite d'un pilote monté à bord au passage
devant Banane, le navire pénètre dans le très large estuaire, que borde au nord
et au sud une épaisse forêt tropicale. Des dizaines de crocodiles verdâtres
dormant à basse mer sur des bancs de vase d'un jaune éclatant font croire à
autant de troncs d'arbres échoués, qu'un séjour prolongé dans l'eau aurait
recouverts d'algues. Parfois, comme une roche ronde de couleur foncée, un hippopotame
à moitié immergé se tient immobile sous la rive pour plonger dès que retentit
la sirène du vapeur.
Cependant le paysage va se modifier. Bien avant Fetish-Rock,
qui est à 75 kilomètres de la mer, de basses collines commencent à encaisser le
fleuve, rendant son cours irrégulier et la navigation difficile. Leurs hautes
herbes parsemées d'arbres isolés rappellent une végétation soudanaise où
manquerait le baobab.
Ce voyage-là, avec un vapeur très lent, nous étions en
retard sur l'horaire de la montée. L'espoir d'atteindre Matadi avant la nuit
quittait même les plus courageux. Néanmoins, après le changement devant Borna,
le nouveau pilote voulut bien encore nous laisser nos illusions, quoique au
moment de la relève son prédécesseur avait dû lui parler de l'insuffisance de
notre vitesse. Les pilotes du Congo que j'ai connus étaient tous Flamands et
savaient le français, encore que celui de quelques-uns était un peu laborieux.
Le nôtre, entre deux âges, semblait appartenir au type jovial et optimiste. Son
rire était sincère et se communiquait à tous quand l'un de nous, se souvenant
d'affinités flamandes, lui chanta avec un accent bien imité une parodie de
chanson belge, dont le texte m'est resté :
Viva Boma, patate met saucisse,
viva Boma, patate met salade ;
en daarbij een beeije pistolekes met pâté,
en daarbij een beetje marmelade met salade.
Viva Boma, etc.
Entre temps, le navire ne cessa de peiner contre le courant
de plus en plus fort du Congo. Le soleil approchait de l'horizon et disparut
derrière les collines. Une douzaine de kilomètres à peine nous séparaient
finalement de Matadi. Très vite les contours du paysage commençaient à
s'estomper dans le crépuscule. Sur l'avant la rivière était comme barrée par
une muraille de hautes collines où au niveau de l'eau des lumières
scintillaient faiblement à travers le voile vaporeux qui s'était posé au fond
de l'étroite vallée. C'était Noki, en territoire portugais, et plus au nord Ango-Ango,
l'endroit où les navires venant de Matadi prenaient quelquefois des pontées de
pétrole en fûts. Une balise, que la rivière contournait vers la gauche,
marquait l'endroit de la pointe d'Inkougoulou. Nous mouillâmes un peu en aval
pour passer la nuit tout près du bord d'une petite plaine recouverte d'herbes
aquatiques et parsemées d'arbres isolés dont nous choisîmes le plus rapproché
comme support pour un fanal, qui devait nous permettre de contrôler la tenue de
l'ancre dans l'attente du lendemain. L'embarcation y parvint à travers
l'épaisse végétation sans jamais toucher du fond ...
Au matin, la pression de nos chaudières était poussée
jusqu'à la marque de sécurité des manomètres. Au tuyau d'échappement des
soupapes la vapeur sifflait avec violence, cependant que par les claires-voies
de la machine montait comme un roulement de tambours le bruit du martèlement
des soupapes sur leurs sièges. Sur le pont une singulière animation indiquait
l'imminence d'une manœuvre, que sa nature spéciale situait en dehors du cadre
routinier de la vie habituelle du vieux navire.
Je m'excuse de placer ici quelques mots d'explication.
Après avoir quitté les rapides de Vivi, premier obstacle
infranchissable à la navigation, le Congo occupe en effet sur une longueur de
deux milles le fond d'une vallée aux berges abruptes de 300 mètres de hauteur,
que l'absence quasi totale de végétation fait vaguement ressembler à des
falaises. Très à l'étroit dans son lit, encaissé pratiquement sans espace, il y
écoule son énorme débit à une vitesse impressionnante et avec le crissement des
grands fleuves qui luttent pour leur passage. Un peu moins inclinée, la rive
gauche de ce singulier défilé porte la petite ville de Matadi, dont les
établissements, très dispersés, s'étagent à différentes hauteurs au-dessus de
la rivière et communiquent par un système de routes passablement compliqué. En
aval, le Congo quitte l'étrange passage par une gorge rocheuse d'un peu plus de
200 mètres de largeur seulement, où ses eaux se pressent au point de former un
véritable rapide profond, donc navigable, mais pourvu d'une vitesse qui varie
suivant la saison entre 10 et 12 nœuds. Et ce n'est pas fini, car, au sortir de
la gorge, la prodigieuse puissance de ses eaux, lancées par l'étroitesse de la
sortie, donne en plein contre la base d'une montagne placée en travers de la
route. Devant ce nouvel obstacle le courant se divise en deux. Une partie vient
sur la droite et, ne trouvant pas d'issue, forme un vaste tourbillon qui lui
fait rejoindre le courant principal ; l'autre tourne à gauche et
s'écoulerait sans autre difficulté en direction de Noki et de la pointe d'Inkougoulou,
si un massif d'écueils rocheux étendu jusque vers le milieu du fleuve ne
donnait lieu à un autre immense remous, véritable charybde, tournant en sens
inverse du premier et entraînant comme lui une partie du fleuve vers le courant
principal déversé par la gorge.
Le brassage continu des formidables masses d'eau du Congo a
provoqué au courant des âges, en cet endroit, la formation d'un immense et
profond cirque aux parois dénudées et à peu près verticales, vaste chaudière où
des eaux noires chassées dans tous les sens ne cessent de bouillonner au-dessus
d'un abîme sans fond. Singulièrement sinistre et évocateur, le paysage a un
caractère dantesque. Sur la carte anglaise il porte le nom de « Devils caldron »
(1), sur les nôtres celui de « Chaudron d'enfer », que les marins qui
le connaissent ont réduit à « Chaudron » tout court.
Or, on l'aura deviné, notre manœuvre de ce matin-là était le
passage du Chaudron ...
Si chacun y apporta tant d'intérêt, c'était bien que
l'affaire présentait un côté sportif hors de pair. Jamais, en effet, ce navire
n'avait dépassé en mer une vitesse de 8 nœuds ; ici, on se rappelle, le
courant pouvait en atteindre 12 dans la gorge ... Aucun danger du côté des
pilotes belges, qui sont des maîtres du métier. Mais on ne saurait en attendre
des miracles, et la veille au soir notre conversation avait tourné autour de
navires dont nous avions connaissance, qui furent incapables d'avancer dans le
courant de la gorge et ont dû rebrousser chemin pour finalement faire leurs
opérations de manutention au moyen d'allégés de Matadi venues au mouillage d'Inkougoulou.
En prévision des très sérieux risques pour le navire, le bon
fonctionnement de la barre avait fait l'objet d'un examen minutieux. Puis ce
fut l'appareillage, effectué sous les yeux d'une nombreuse assistance, car
aucun de ceux que le service ne retenait pas dans les entrailles du navire ne
voulait manquer le spectacle de grande classe qui allait se dérouler.
On avait mis à la barre le matelot Kerboriou, qui passait
pour être le meilleur timonier du bord. Des signaux appropriés de chadburn
étaient convenus avec les officiers-mécaniciens, dont les airs préoccupés
reflétaient une certaine inquiétude au sujet de l'expérience à laquelle la
machine allait être soumise.
Dès le moment où l'ancre avait dérapé, l'hélice tournait en
effet au-dessus de son régime de croisière. Lentement, le navire prit de la
vitesse, remontant le violent courant avec une apparente aisance pour se
rapprocher de la pointe d'Inkougoulou. Évitant les remous, le pilote s'appliqua
de rechercher le milieu du lit du courant et, lorsque à la pointe il fit venir
à gauche, nous avions en face de nous le cirque fermé du chaudron, où les
rayons encore très inclinés du soleil soulignaient singulièrement les aspérités
du relief. Aux échos, arrivant de partout, du bouillonnement continu des eaux
venaient se mêler celui de la pulsation anormalement hâtive de la machine, puis
les gémissements synchrones de la mâture, où le tapage des manœuvres s'entre-frappant
à la cadence des tours de l'hélice trahissait l'angoissante amplitude des
vibrations. On avait l'impression que le courant, tel une force obscure,
voulait nous empêcher de pénétrer dans l'enceinte interdite du cratère d'un
volcan incomplètement éteint. Nous estimions ici sa force à 9 nœuds et en
marchions 10, réservant toute notre puissance pour le passage de la gorge, dont
on commençait maintenant à distinguer l'entrée sur la droite. Lentement, mais
avec régularité, nous vîmes se défiler par bâbord la pente rocheuse presque
verticale de la paroi ouest du Chaudron. Oh aurait eu le temps de compter les
quelques rares buissons qui avaient réussi à s'y accrocher.
Du milieu de la passerelle, évitant de gêner la vue de Kerboriou,
le pilote observait le courant et attendait d'avoir passé le long de l'énorme
remous qui imprime un mouvement giratoire lent et majestueux à toute la nappe
d'eau située au sud de la gorge. Gagnant toujours, nous vîmes celle-ci s'ouvrir
et aperçûmes bientôt à travers sa porte le bief supérieur avec, dans le fond,
les berges sombres, en partie ensoleillées, qui font face à Matadi. La sueur
perlait en grosses gouttes sur le visage de Kerboriou devenu pâle sous son
effort de concentration ; ses mains ne cessaient de manœuvrer la barre par
coups rapides entre de hâtifs regards vers l'avant, où le profilement du mât
devant les parois du Chaudron lui indiquait la moindre embardée au moment même
où elle s'amorçait. Aussi, bien que le lieutenant, qui à ses côtés se tenait
prêt à intervenir en cas de défaillance, il savait qu'un faux mouvement
causerait la perte irrémédiable et rapide du navire contre les rochers du
gouffre que nous traversions.
« Tribord », dit soudainement le pilote.
Nous abordions le jet de courant qui jaillissait avec
violence par la gorge. Le navire obéit. Le pilote donna trois coups de chadburn ;
c'était l'ultime signal convenu pour faire donner à la machine toutes ses
réserves de puissance. Les tremblements dans la mâture s'accentuaient :
l'ordre était exécuté. La violence du courant s'accrut, mais aussi la vitesse
du navire. À part les ordres très brefs du pilote un silence absolu était
observé sur la passerelle. L'avant du navire arrivait maintenant à la hauteur
de l'entrée de la gorge et s'y engagea ; nous avancions encore, mais si
peu qu'il fallut un regard prolongé sur les rochers pour s'en rendre compte.
Une fois de plus, le pilote saisit le chadburn pour demander toute la
puissance, sans autre effet qu'une recrudescence du vacarme des pelles et des
portes des foyers dans les fonds du navire, avec l'écho étouffé de la voix du
chef de quart de la machine qui hurlait à travers la porte de la chaufferie. De
toute évidence le registre de vapeur était ouvert à bloc et il fallait
augmenter la chauffe, voire serrer les soupapes de sûreté. Nous gagnions dans
la gorge avec une lenteur désespérante à peine perceptible, puis pendant
d'interminables minutes ce fut l'arrêt : les puissances de l'eau et du
navire se tenaient en équilibre, que rompit finalement le courant en sa faveur ;
car voici qu'avec la fatalité de l'inéluctable nous perdions du terrain. Un
juron sur les lèvres, pâle comme je ne l'avais jamais vu, le capitaine répéta
par deux fois au chadburn le signal d'augmenter. Je n'osais pas regarder Kerboriou :
en dépit de sa tension nerveuse intense, trempé de sueur, il gardait
magnifiquement son sang-froid. Depuis un bon moment il tenait littéralement
entre ses mains la vie du navire. Guillou, le gros chef mécanicien, sans doute
affolé car sa figure était devenue rouge pourpre, apparut un instant à la porte
de la descente de la machine pour se rendre compte de ce qui pouvait bien se
passer. La lutte du vieux navire engagé dans un rapide où le Congo pressait
toutes ses eaux semblait vouloir tourner à son désavantage. Chaque minute
devint une éternité. Esclave de la roue, Kerboriou continuait son travail de
Sisyphe ; il tremblait légèrement. À voix basse le lieutenant suggéra de
le remplacer, mais, sans détourner le regard, il secouait la tête, et de plus,
d'un geste brusque, le capitaine s'y opposa pour éviter ici tout flottement,
fut-ce pour une seconde, dans la direction du navire ...
« On gagne », dit subitement quelqu'un.
Tous, nous tournions nos yeux vers la terre. Une vitesse
infinitésimale en avant se décelait dans l'observation des bords de la gorge,
et elle croissait. Les efforts des chauffeurs avaient à nouveau soulevé les
soupapes, serrées au delà des limites normales de sécurité et sifflant d'un son
strident. On remontait. Mais le temps que mit l'étrave pour arriver à la sortie
de la gorge, où le courant faiblit, semblait ne jamais vouloir finir. Quand
finalement l'hélice arriva à cette hauteur, le navire se dégagea comme s'il
avait brisé d'invisibles chaînes. Sans tarder on pouvait donner à la machine le
signal de détente, qui d'ailleurs y posa maintenant le problème, loin d'être
simple, de l'évacuation du surplus de pression que les chaudières continuaient
à produire.
Kerboriou, relevé, titubait un peu en quittant la barre.
Comme hébété il s'arrêta au haut de l'échelle de descente de la passerelle pour
s'essuyer la figure et regarder en arrière. Puis, d'un pas lourd, il se mit à
descendre, pendant que doucement, toutes les soupapes en l'air, le navire
filait vers l'appontement de Matadi ...
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
(1) Chaudron du diable.
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