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Histoires du temps jadis

Nos vieux colombiers

Les archéologues ont jusqu'ici fort peu étudié notre architecture agricole ; cette lacune est fort regrettable, car nos ancêtres, gens pratiques avant tout, savaient admirablement agencer leurs demeures rurales et ses annexes. Les granges médiévales qui existent encore en France prouvent que les maîtres maçons des XIIIe et XVe siècles étaient non seulement d'élégants constructeurs, mais aussi des hommes fort adroits à disposer d'une façon rationnelle les bâtiments domestiques.

Si la plupart des celliers, étables ou greniers à blé du temps passé ont fini par disparaître, il n'en est pas de même des pigeonniers. Ceux-ci sont fort heureusement encore debout dans maints villages de nos provinces, ils dressent leur silhouette trapue, coiffée d'un toit de vieilles tuiles au-dessus des murs de l'antique manoir ; ils sont restés, en quelque sorte, le symbole d'un régime aboli, l'incarnation — aux yeux des hommes de 1789 au moins — de la féodalité. En général, le droit de colombier à pied, c'est-à-dire ayant des boulins depuis le haut jusqu'en bas, n'appartenait qu'aux seigneurs hauts justiciers, en Dauphiné, à tous les nobles sans exception. Les fuies ou volières bâties sur piliers ou sur solives étaient autorisées à tout propriétaire au sang bleu ou roturier possédant au moins cinquante arpents de terre labourables. Au moyen âge, le roi accordait quelquefois la permission d'édifier ce pigeonnier, c'est ce qui ressort de documents du XIVe siècle ; en 1329 par exemple, un texte inédit montre Philippe VI de Valois autorisant un écuyer à construire un colombier dans sa maison appelée Fief Vallain « que lui et ses héritiers pourront conserver ».

Cette dépendance de la ferme, qui avait autrefois une très grande importance, présente des aspects assez variés. Dans son excellent manuel d'architecture civile, Camille Enlart écrit à ce sujet : « Les colombiers sont quelquefois pratiqués dans la maison même ; ils s'ouvrent alors dans le mur d'un étage supérieur, par une suite de petites baies : on voit un pigeonnier de ce type, datant du XIVe siècle, au pignon de la maison du chapitre à Monpazier (Dordogne) et ils sont fréquents en Auvergne.

» Mais, beaucoup plus souvent, le colombier est une tour isolée. Parfois elle est sans toiture, et les pigeons y pénètrent par le haut : ce type semble être le plus ancien et avoir été abandonné au XIVe siècle.

» Lorsque la tour a une toiture, on y ménage des orifices pour le passage des pigeons : ce sont des trous circulaires groupés dans des panneaux couronnés de fronton analogues à ceux des lucarnes.

» Les colombiers peuvent être carrés ou, plus souvent, circulaires, parfois octogones. Celui de Saint-Ouen de Rouen, du XVe siècle, était octogone. Le bas de la tour peut former un cellier, un poulailler ou une étable, une entrée de cour ou même un hangar ouvert ; à l'étage supérieur, réservé aux pigeons, toute la paroi intérieure de la tour est évidée d'alvéoles juxtaposées que l'on nomme boulins ; ces cavités, ménagées pour recevoir les nids des pigeons, ont une ouverture circulaire ou carrée plus étroite que leur diamètre intérieur. » Au centre de ce petit édifice, s'élevait un arbre pivotant que des branches horizontales rattachaient à une échelle, verticale elle aussi, maintenue à une faible distance des murs.

Ce système permettait d'explorer facilement les nids, l'homme chargé de ce travail avançant en se tenant aux boulins ; c'est pourquoi Olivier de Serres, dans son célèbre Théâtre d'agriculture, fait remarquer que le plan circulaire est à recommander pour les fuies.

Afin de protéger les doux pigeons contre les attaques nocturnes des « nuisibles », les constructeurs du temps passé ont entouré la tour d'une ceinture de carreaux vernissés ou encore d'un cordon en larmier formant une forte saillie susceptible de décourager les animaux grimpant aux murs. L'Auvergne et le Midi employèrent un système encore plus radical ; cette dépendance de la ferme était élevée sur quatre piliers dont les chapiteaux étaient taillés dans le but de décourager fouines ou rats. Dans son Théâtre d'agriculture et ménage des champs, publié à l'extrême fin du XVIe siècle, Olivier de Serres recommande d'isoler le colombier dans la campagne ; il insiste, d'autre part, sur la nécessité de tenir très propre ce logement destiné aux volatiles qui occupaient alors une place très importante dans l'alimentation de nos ancêtres.

En Auvergne, le colombier surmonte parfois la porte d'entrée ; ce n'est qu'à partir de la Renaissance que ce petit édifice, souvent gracieux, est surmonté d'un lanternon.

Au XVIe siècle, les fuies présentent de multiples variétés. Dans le Midi, elles sont coiffées d'un toit en bâtière, ailleurs d'une poivrière ; vers le milieu du XVIe siècle, elles commencent à se parer d'un dôme à la mode nouvelle, mais toutefois elles conservent les caractéristiques du moyen âge, entre autres les potences mobiles, articulées sur un pilier central, permettant de visiter aisément les niches.

« Le XVIIe siècle, écrit Louis Hautecœur dans son livre désormais classique, conservera ce type de pigeonnier. Parfois la poivrière ou le dôme comporte un lanternon, parfois même plusieurs. Dans la région de Toulouse et de Montauban apparaît au XVIe siècle un type nouveau de pigeonnier, un bâtiment sur plan carré, couvert d'un toit à un seul rampant entouré sur trois côtés d'une murette qui protège les pigeons du grand vent ; mais on ne peut dire que cette disposition soit le résultat de la Renaissance ... »

Examinons à présent la disposition de ces édifices : prenons pour exemple celui de Nesle, dans l'Oise, daté, par Viollet-le-Duc, du XIVe siècle. Le rez-de-chaussée offre six rangs de boulins, dans l'axe se dresse une colonne de pierre portant un arbre à pivots muni de deux échelles ; les boulins à pigeons sont au nombre de près de deux mille et sont construits en moellons et en briques, c'est-à-dire qu'une assise de briques sépare chaque rang de niches ; l'intérieur de celles-ci est entièrement maçonné dans ce dernier matériau. Le diamètre de cette fuie est de près de sept mètres ; il est construit avec le plus grand soin et l'entrée des oiseaux se fait par trois lucarnes de pierre.

Le pigeonnier de Boos, dans la Seine-Inférieure, présente une curiosité architecturale : il est, en effet, octogone et bâti en pierres et briques de couleurs différentes et en carreaux faïencés ; le maître maçon a dessiné des figures géométriques telles que losanges, frises, etc. Ce curieux exemple archéologique date du premier tiers du XVIe siècle.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, du moins dans la région parisienne, cette dépendance de la ferme est le plus souvent de plan circulaire coiffée parfois d'un lanternon, elle domine le manoir du gentilhomme campagnard et ses hôtes permettent au seigneur de servir parfois un plat de volaille à son déjeuner. Mais les villageois souffraient de voir leurs récoltes dévastées par les pigeons ; c'est ce qui explique que, lors de la rédaction des fameux Cahiers de 1789, de nombreuses paroisses se plaignirent violemment de ce droit féodal. Voici ce que nous lisons par exemple dans les doléances d'Andeville, au bailliage de Chartres : « Avides (les nobles) d'augmenter leurs revenus, ils bâtissent dans chaque ferme de leurs domaines des colombiers garnis d'un nombre considérable de pigeons et de moineaux qui, pendant le temps des semences et des moissons, font un tort inappréciable ; lesdits pigeons et ledit gibier font, tout mûrement pesé et réfléchi, à l'agriculteur plus d'un quart de perte de sa moisson ... » De leur côté, les habitants de Saint-Denis-de-Cernelles demandent la limitation des pigeonniers et proposent d'en réglementer la construction ; mais, à de rares exceptions près, dans les pays agricoles, on insiste sur les dommages énormes causés aux champs par ces volatiles qui se répandaient journellement à travers la campagne.

Les hommes de la Révolution se montrèrent également pleins de haine contre cet attribut d'un régime disparu. La société populaire de Dreux, dans sa séance du 21 novembre 1793, applaudit un de ses membres qui, « après un discours dans lequel il a exposé combien les colombiers rappelaient la féodalité, a proposé qu'il fût envoyé une adresse à la Convention Nationale pour en demander la destruction. Cette motion fut adoptée, mais les députés de l'époque avaient d'autres affaires en tête et — nous devons leur en être reconnaissants — ces curieux édifices ruraux ne furent pas tous abattus, certains même ont conservé intact le blason de celui qui les avait fait édifier.

Il nous faudrait passer aussi en revue toutes les variétés régionales de fuies ; contentons-nous d'examiner celles du Midi, si bien étudiées par Paul Mesplé. Dans la vallée de la Garonne et dans l'Albigeois, elles sont, en général, en briques, de plan carré, pleines ou sur arcades. Dans la région du Quercy, elles sont construites en torchis, en pisé ou en colombage, et reposent sur des piliers de pierres qui sont parfois de véritables colonnes ; dans le Gers, ces bâtiments sont moins soignés ; dans les pays de pierres — Lot, Pyrénées, partie de la Guyenne — on utilise la pierre. Notons que le boulin est assez rare dans ces provinces, l'échelle tournante est également tout à fait exceptionnelle ; en général, on utilise des paniers spéciaux fixés au mur à l'aide d'un crochet dit crochet à pigeonnier.

Chaque terroir de France, on le voit d'après cet exposé rapide, a su adapter à son climat, à ses possibilités matérielles, le colombier, une de nos plus anciennes et de nos plus élégantes annexes de la ferme.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 510