Le plus noble gibier qui hante encore nos Alpes se
trouve dans un proche avenir en voie de disparition si les fédérations et
autorités compétentes ne prennent rapidement les mesures qui s'imposent.
Je veux parler du chamois.
Ce splendide animal, au même titre que l'ours et le
bouquetin autrefois, paraît-il, forts communs, est-il réellement voué à une
disparition de la faune alpestre ? Des âmes charitables, s'inquiétant
enfin de son sort, sollicitent de chaque société un rapport sur les causes de
sa disparition.
Voyons la question. Ayant glané des avis, ceux-ci semblent
bien opposés. Le chamois paraît être une genre d'antilope ayant trouvé refuge
dans les contreforts rocheux. Ses lieux de prédilection se trouvent être les
versants nord où le soleil donne tard, les caves humides où le torrent prend sa
source, les endroits bien coupés de sangles, corniches et vires où s'accrochent
la myrtille, le rhododendron et le verne nain, et traversés de couloir
d'avalanches. Je me souviens qu'il y a une vingtaine d'années, lors de mes
premiers permis, alors qu'il fallait monter à pied depuis le fond de la vallée,
les chamois étaient fort communs. Ils broutaient parmi les troupeaux et leurs
hardes étaient la crainte des bergers qui redoutaient, pour leurs bêtes, les rochers
que ces animaux faisaient rouler. Personnellement, j'ai entendu un berger de la
montagne de Leron, par Araches-Les-Carroz, se plaindre que les chamois
mangeaient le « pâquis » des chèvres.
Mais, depuis, les choses ont bien changé. Au braconnage de
haute montagne, « le plus enraciné de tous » (Pierre Mélon), que le
chamois a toujours subi, est venu s'ajouter un nombre toujours plus croissant
de chasseurs. Ce n'est plus une chasse de trois jours comme disaient nos
anciens. Au Sahara, l'on traque la gazelle en voiture ; dans nos
montagnes, depuis l'apparition de la jeep, voici nos nemrods qui arrivent frais
et dispos sur les lieux mêmes de chasse. Le berger local, muni aujourd'hui de
jumelles, étudie durant la semaine les mouvements de la harde et renseigne à
coup sûr ces messieurs sur sa récente position. Alors c'est l'encerclement
silencieux au petit jour. Couloirs, cols, ravins sont gardés par chokes,
demi-chokes et carabines. C'est la traque. Les chiens sont lâchés. Certains
briquets et griffons excellent dans cette chasse. Ils passent ou tournent le « grépon »,
refuge du chamois. À leur approche, celui-ci prend parfois une très grande
avance sur eux, ou, au contraire, se colle au rocher. Mais, pistolé par le
traqueur, il se décide à quitter l'enceinte, c'est-à-dire à passer par les
postes, où malgré ses bonds puissants il est d'un tir facile. Cette chasse a
évidemment un grand charme et les mordus s'y adonnent corps et âmes. Quoi de
plus féerique que les aurores alpestres, alors que les vallées sont encore
noyées dans une brume bleutée et que les cimes rosissent aux doux chants des
coqs de bruyère qui s'éveillent !
Mais revenons à la traque avec battue aux chiens, que les
chasseurs à l'approche accusent d'être cause de la disparition du chamois. Les
chasseurs et observateurs compétents seront d'accord pour reconnaître qu'avec
un instinct sûr il sait échapper à la terrible destruction dont il est l'objet.
Les beaux tableaux se font encore le jour de l'ouverture parce qu'il y a
opération surprise. Ensuite le chamois s'escamote et gagne des sangles
inaccessibles aux chiens et à l'homme. Malheureusement, ces endroits
inexpugnables sont rares, et dans beaucoup la balle de carabine peut le
déloger. Alors notre chamois se réfugie dans les pentes boisées. Son calcul est
juste, car, là, il trouve l'herbe à volonté et les courts sapins ainsi que les
vernes le dissimulent. Mené par les chiens, mais guidé par son instinct, il ne
passe plus au poste où la harde s'est fait fusiller. Il se fait tourner dans
les bois, monte et descend, prend de l'avance, cherche les ruisseaux et
cascades et, s'il est talonné par la meute, il pique résolument vers la vallée,
passant vers chalets et voitures et laissant déconfit le chasseur qui a fait
plusieurs heures de marche pour atteindre le fameux poste.
Il est donc avéré que la chasse au chien courant n'est pas
aussi meurtrière qu'on le prétend, à condition, bien entendu, qu'elle soit
pratiquée par une équipe pas trop nombreuse.
Reste la chasse à l'approche. Qu'en penser ? Le
puritain n'hésitera pas à proclamer que c'est la seule noble façon d'abattre ce
noble gibier : repérage du gibier à la lunette depuis le versant opposé,
et approche à bon vent, après plusieurs heures de marche, sur un gibier
probablement déplacé. Malheureusement, en pratique, elle ne s'effectue pas de
cette façon et, personnellement, je l'accuse d'avoir chassé le chamois des
rochers. Voyons les faits, voyons les chiffres : une équipe avec chiens
courants de six personnes n'abattra que rarement, à quelque exception près, six
chamois durant la saison. Par contre, le chasseur soi-disant à l'approche bat
rochers, sangles et corniches, toujours depuis le dessus, et aux heures où le
chamois pâture. Il opère seul ou à deux, dans le plus parfait silence,
contrairement aux chasseurs au chien courant, et tire le gibier sans que ce
dernier sache d'où vient le coup. Dans la région de Samoëns, les tueurs de
chamois locaux sont ennemis de la chasse avec chiens, qu'ils ne veulent à aucun
prix avec eux. Ne voulant citer de noms, je me contenterai de citer les
tableaux de certains bergers ou bûcherons chasseurs, qui atteignent 250 à 300
têtes dans leur carrière et transmettent à leur descendance leur manière
d'opérer.
Je ne veux pas accuser tous les chasseurs à l'approche
d'être des massacreurs. Loin de là ; tous n'ont pas de pareils tableaux et
hommage à celui qui a le cœur assez bien accroché pour aller chercher le
chamois chez lui. D'ailleurs, depuis quelques années, le chamois préfère les
pentes boisées aux plates-formes rocheuses et l'approcheur a dû modifier sa
tactique, montant la faction des journées entières pour abattre d'une balle
bien ajustée le chamois traversant un couloir. Évidemment, c'est encore de la
chasse, et ces guetteurs attentifs au moindre gravier qui roule se font pour
devise que : patience et longueur de temps font mieux que chien et battue.
Le litige fusil-carabine divise également de nombreux
chasseurs. Les usagers de la carabine, avec ou sans chiens, accusent les
possesseurs de fusils de blesser énormément d'animaux, qui vont périr plus loin
et servir de festins aux renards et corneilles, parce qu'ils les tirent le plus
souvent hors de portée. Logiquement, et l'exception confirmant la règle, le
chasseur au fusil pratique la chasse au chien courant. Posté comme pour le
lièvre, il tire son gibier au poste qui est soit un col, soit le pied d'un
rocher suivi par l'animal, soit un bois. Il tire donc à coup sûr et, avec le
zéro ou la chevrotine neuf grains, un chamois à cinquante mètres est « boulé »
sans rémission. Si le champ visuel de ce chasseur est plus vaste et qu'il pense
que l'animal peut couper plus loin, il mettra dans son coup droit une cartouche
à balle qui a la précision que l'on sait.
Passons au tir à la carabine. En de bonnes mains, dans un
terrain où les distances n'ont pas de limites, cette arme est de beaucoup la
plus avantageuse. Son prix élevé ainsi que celui de ses munitions en font
l'apanage d'un petit nombre. Un de mes amis, tireur d'élite, tombe un chamois
ou une marmotte à deux cents mètres. Mais que penser de tous les coups de
carabine tirés sur des animaux à la course et à des distances où s'abstiendra
un porteur de fusil même chargé à son coup droit d'une balle à hélice ou à
empenne ?
Les chasseurs de chamois de Vallorcine ont déposé un rapport
demandant, comme remède à la disparition du chamois, l'interdiction de sa
chasse au fusil. Si le fusil est aussi formidable qu'ils le prétendent, que ne
laissent-ils leur carabine au clou pour prendre une arme aussi meurtrière ?
D'autre part, en ce qui concerne les animaux blessés, une simple question :
que devient un chamois blessé par une carabine à la cuisse ou au ventre ?
En conclusion, le chamois, indubitablement, sans être encore
en voie de disparition, va en se raréfiant. Il est donc temps de trouver une
solution. Que faire ? Laissons de coté les polémiques fusil de chasse
contre carabine, les lois qui varient chaque année, interdisant ou préconisant
le tir à la chevrotine et même l'interdiction du tir des femelles, qui sont des
remèdes propres à illustrer une revue humoristique. Allez donc prendre le
temps, alors que posté vous avez la chance de voir arriver un chamois, de lui
demander son sexe ! Quant au garde fédéral, faut-il qu'il démolisse toutes
vos cartouches pour contrôler le numéro des plombs et a-t-il la possibilité,
afin de sévir, de reconnaître une femelle d'un mâle écorché que le chasseur
redescend sur son épaule ?
Des remèdes, en voici : laissons donc en paix les
courageux chasseurs, qu'ils soient avec ou sans chiens, et avec fusils ou carabines.
Pas question également de limiter la durée de la chasse déjà si courte, mais
pourquoi la fixer au jour de l'ouverture générale ? Comme indiqué plus
haut, le jour de l'ouverture, le chamois est victime de l'opération surprise
par les chasseurs locaux, qui ont eu le temps d'étudier ses habitudes en
qualité de touriste ou de berger. Sans raccourcir la durée, retarder son
ouverture de quinze jours par rapport à celle pratiquée actuellement aurait de
notables résultats, car les deux premières semaines de chasse auraient apporté
les rumeurs des menées de lièvres à l'hôte des sommets. Dès la première
quinzaine d'octobre, il devient plus méfiant et gagne des remises connues de
lui seul. Ainsi, chaque années, les importants troupeaux de Prazon au-dessus de
Samoëns, visibles à longueur d'année pour les touristes, disparaissent à
l'ouverture. D'autre part, et cela a son importance, l'aspect de la nature
alpestre à cette époque a subitement changé. Ce que le chasseur gagne grâce à
la mécanisation, il le perd par suite de la rigueur du climat. Allez donc vous
lever le matin alors que vous avez grelotté toute la nuit. Plus de montagnards
pour préparer le feu et la soupe, plus de lait pour le café et également plus
d'agents de renseignements pour moucharder les chamois et leurs habitudes.
Le matin, il gèle sec et, tant que les rayons du soleil ne
vous auront pas atteint, vous battrez la semelle au poste que vous devez tenir.
Le profane attiré par le seul tableau renoncerait vite à l'expédition,
préférant le chevreuil ou le lièvre qui se tiennent à des altitudes où l'été
persiste encore. Seuls ceux atteints du feu sacré auraient leur récompense
après avoir bravé les rigueurs naturelles.
Une autre question est à envisager, si l'ouverture ne peut
être retardée, de n'ouvrir cette chasse que sur un versant, l'autre servant de
réserve.
Et puis assez d'encre versée, assez de polémiques concernant
fusils, carabines, chiens et chevrotines propres à faire le bonheur des
avocats, et copions sans vergogne la réglementation de nos voisins suisses, qui
s'est révélée efficace.
Jean BOUVIER.
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