Nous n'avons jusqu'ici parlé que de la bécassine ordinaire,
parce qu'en réalité elle est la seule qui soit vraiment la bécassine.
Les autres sont, pour ainsi dire, des extraits de
bécassines, à cent lieues de la suprématie qu'elle s'est acquise à grands coups
d'ailes.
On ne peut pas compter, en France, sur la présence régulière
de la bécassine double, qui part silencieusement et sans crochets. La seule de
cette espèce que nous ayons rencontrée nous a prouvé que son tir facile n'avait
pas de rapport avec celui de la bécassine simple. On peut dire que l'histoire
naturelle prend la part de plaisir la plus grande dans la chance qui vous la
fait mettre au carnier, puisque sa chasse proprement dite n'existe pas chez
nous.
Pour un bécassinier, la petite bécassine est un mélange qui
se situe entre la bécassine et un gibier tout différent, qu'il sépare 6de la
bécassine simple d'un trait que le temps n'efface pas. Elle est, à ses yeux :
la sourde, le bécasson, le bécot, noms familiers dont personne n'aurait jamais
l'idée d'affubler une idole.
Le vrai bécassinier reconnaît cependant la pureté de sa race
à certaines somptuosités de son plumage. On aime l'or dans la famille des
bécassines ! Il n'est jamais plus riche que dans les parures dorsales de
la petite bécassine, parures qui s'entourent d'un sombre violet et de reflets
vert foncé, d'une beauté caractéristique.
On devine que la nature a voulu protéger sa modestie et sa
faiblesse apparente par un luxe extravagant de couleurs, disposées pour la
camoufler dans les règles.
Cependant, lorsque le terrain s'y prête, il est possible
de l'apercevoir et de la prendre sous son chapeau comme un papillon, lorsque le
chien la tient sous son arrêt. Dans la main qui la garde prisonnière, elle
semble plus surprise qu'effrayée, et, dans un éclair de raison, on se demande
comment on peut tuer un petit être aussi charmant, qui ne demande qu'à
vermiller en paix dans la liberté de ses mouvements harmonieux.
Sa confiance, la paresse dont elle use pour s'envoler ne
signifient pas qu'elle est sourde comme son nom veut bien l'affirmer. Il n'en
est pas question ! Elle est, pour son malheur, incurablement affligée
d'une ignorance totale des sentiments humains et de la finesse de sa chair.
Malgré sa petitesse et son air de ne pas valoir un coup de
fusil, elle est constamment la victime de cette infirmité parce que la moitié
de son nom la sacre bécassine.
Une sourde qui est une bécassine de classification, et qui
est autre chose à la chasse, compte pour une bécassine franche dans le tableau
d'un chasseur qui raconte ses exploits. Cela n'est pas bien grave ; mais,
tout de même, il n'est jamais très glorieux de se parer de plumes de bécassines
qui appartiennent aux bécassons et d'en prendre à son aise avec le franc jeu.
Lorsqu'il y a passage de bécassines un homme de l'art ne
s'occupe guère des petites bécassines, pour des raisons que nous verrons
bientôt. Il ne lui viendra jamais à la pensée de profiter d'un tir plus aisé
pour se donner des gants de fin tireur sous la protection d'une équivoque.
La petite sourde se passerait fort bien de ce faux-fuyant
dont elle est finalement la victime. Elle en retire une position de second plan
qu'elle ne mérite pas parce qu'elle la doit à une comparaison, qui peut ornithologiquement
se défendre, mais qui ne le peut pas au point de vue de la chasse.
La chasse de la bécassine sourde n'est pas celle de la
bécassine simple. On ne peut pas s'y livrer utilement sans connaître le
comportement bien défini de ce petit gibier passager.
La bécassine sourde n'est pas, autant qu'on le croit, la
sotte créature menue qu'on se figure être emprisonnée dans un lacis de vieilles
coutumes absurdes devenues légendaires. Se fier injurieusement à l'automatisme
de ses réactions n'est pas, dans toutes les occasions, un bon calcul. L'expérience
n'est jamais lasse de le prouver.
Il est entendu que la bécassine sourde n'est pas sourde ;
mais il est bien plus unanimement admis qu'elle est muette. Suprême
sagesse : son départ n'est accompagné d'aucun cri. À peine si l'on entend
bruire ses ailes dont les battements n'ont rien d'émotionnant.
L'avantage est immense sur sa cousine, la bécassine simple,
dont le départ fracassant s'accompagne d'un appel criard, dont la personnalité
accablante est un véritable appel à la mort. Combien de bécassines, parties
sans être vues, ont payé de leur vie le besoin de manifester leur
présence !
Le cri du gibier qu'il recherche est un encouragement pour
le chasseur ; il le remet dans l'ambiance, le tient en éveil et augmente
les risques du téméraire qui s'égosille mal à propos.
Malheureusement pour elle, sa fâcheuse habitude de ne fuir
qu'au dernier moment, et presque toujours à deux pas de ses persécuteurs,
réduit énormément les effets du salutaire silence que la bécassine sourde sait
si bien observer.
Aussi, la Providence l'a-t-elle faite d'une taille très
réduite, pour diminuer les dangers de sa fuite imprudemment tardive.
Lorsqu'on recherche la simple, on peut nourrir l'espoir de
rencontrer la sourde sur son chemin ; mais le bruit des coups de fusil
qu'on lui destine n'incite pas la simple à la quiétude. Elle se laisse alors
difficilement approcher, quand elle veut bien ne pas vider le marais.
Lorsqu'on s'en prend à la sourde, c'est généralement parce
que les simples font défaut, et que les sourdes sont là pour vous dédommager.
La première chose à faire est donc de dissocier les deux
oiseaux, afin de chasser l'un ou l'autre ; mais, autant que possible, pas
les deux en même temps.
Et cela tout autant pour le tir que pour le chien et pour la
chasse.
Raymond DUEZ.
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