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Libres opinons

Les chiens aboient … La caravane passe …

C'est la foire dans une petite ville de province. Sur la grand'place, la foule circule autour des stands et des attractions. L'une d'elles attire mon attention. Je m'en approche et je grossis la troupe des badauds qui se pressent autour d'une voiture publicitaire, un grand cirque probablement ... Non, je me suis trompé, c'est tout simplement le pavillon de la chasse. Il obtient un grand succès de curiosité et il est, ma foi, fort bien présenté. On y voit un bel assortiment de gibier et de ses ennemis de tous les coins de France. Rien n'y manque, depuis la mare aux canards jusqu'au grand méchant loup et son inséparable petit Chaperon rouge. On se bouscule, on plaisante gentiment, chacun pousse une « colle » à son voisin sur telle ou telle espèce. L'ambiance est créée ... tout le monde est content ...

Lorsque, tout à coup, un grand gars de campagnard laisse tomber à haute voix ce jugement :

— Mes pauvres amis, vous pouvez zou regarder, olé avec not' argent, douné en subvention qui disiant, qui z'ont fabriqué cette ménagerie, o nous coûte pour le moins dix millions, aie la plus chère des machines à traire et, comme de bien entendu, celle qui a eu le plus fort rendement ...

J'ignore s'il y avait des grenouilles dans la mare aux canards, mais un soliveau n'aurait certes pas fait, en tombant du ciel, plus d'effet que la réflexion de ce grand gars sur les admirateurs du pavillon de chasse.

Le feu était aux poudres. La foule des badauds amusés et souriants, se transforma tout à coup en chasseurs mécontents de voir gaspiller bêtement leurs gros sous et encore plus mécontents, et vexés surtout, d'avoir admiré ces colifichets cynégétiques payés de leurs deniers et à leur insu. On aurait pu, sans risque de se tromper, trier les chasseurs de non-chasseurs. La colère se lisait sur le visage des premiers tandis que les seconds riaient, réjouis par ce coup de théâtre.

Ce qui était admiré, un instant auparavant, était subitement trouvé ridicule. Les quolibets fusaient de toutes parts. La mare aux canards était un attrape-nigauds ... « O y en avait jamais eu de cette sorte de caricature, chez nous, plus peinturluré qu'les cocottes ... » Le gros loup en prenait, lui aussi, pour son grade : « Y en a point de cette importance, ils nous preniant pour des imbéciles ; bien sûr, pour le grossir, ils l'aviont bourré de foin à lui en faire péter la pia ... » « Les gars d'o Midi seront enfin contents de vouère une perdrix empaillée, mais ils auriont certainement préféré qu'on leur portit quelques couples bien vivants, pour la repopulation ... » « Probable qu'o f'ra du remous à la prochaine réunion de chasse, le président y pourra faire son baluchon ... » « Olé pas malheureux de voir gaspiller not argent ... leur saloperie o représente ben quelques milliers de perdrix, de fumelles de lièvres et de lapines qui seraient mieux à taper de la patte dans nos champs ... » ! « Ils pourront toujours courir avec leur carte et ils ont le culot par-dessus le marché de vouloir la raugmenter, de même que le permis, olé probable qui voulant acheter pour l'année prochaine un aéroplane pour distraire les canards de leur ménagerie ... »

Je m'approchai des mécontents et, bien que je fusse un peu de leur avis, j'essayai de les calmer en disant une banalité :

— Cette propagande cynégétique, mes amis, est peut-être faite à l'intention des jeunes, pour les encourager à chasser ...

Malheur de malheur ! ... Qu'avais-je dit là ! J'aurais mieux fait de me taire. Le grand gars se retourne vers moi, menaçant, et, me toisant de la tête aux pieds, me lance, les bras croisés sur la poitrine :

— Vous croyez qui y en a pas assez de ces chasseurs de tous poils ! Deux millions bientôt, olé pas la peine de les pousser à chasser ou bien il faudra que le gouvernement fasse agrandir nos champs. Le jour d'ouverture, on peut même pu se tourner, olé un massacre ...

— Peut-être, mais on ne peut tout de même pas empêcher les gens de chasser ... on est en démocratie !

— Possible, me rétorque-t-il, mais on n'a pas besoin de les exciter à chasser ; un jour, les paysans, comme vous disiez, s'fâcheront et quand on voit comme not argent est jeté par les fenêtres à pleine pelle, ça nous fout en péterasse. Quand tout le monde aura son permis et que la dernière perdrix sera défunte, nos petits-enfants seront alors contents d'en voir une empaillée, mais, en attendant ce jour, qui approche, ben sûr, qu'on ménage not argent et qu'avec lui on nous donne du gibier et de bons gardes et qu'ils le mettent en conserve, leur cinéma.

Daniel RAFFEJEAUD.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 525