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Le roi de la friture

Le goujon

Dans notre région stéphanoise, qui, sur un espace relativement restreint, groupe un nombre très important de travailleurs de la soie et de la métallurgie, existe une coutume déjà bien ancienne et qui n'est pas près de se perdre : c'est d'aller, chaque dimanche d'été, manger la friture dans ces petits restaurants agrestes des bords de la Loire qui doivent leur renom à ce qu'on n'y sert guère que du goujon et non des petits poissons d'étang quelconques, au goût fade et peu appétissant. Le goujon est vraiment le roi de la friture. Quand il apparaît doré et croustillant, entouré d'une auréole de persil et accompagné de deux moitiés de citron, les visages les plus moroses se dérident et la joie renaît.

Ce petit cyprin, diminutif du barbeau, n'a nul besoin d'être présenté à nos lecteurs ; tous le connaissent fort bien, l'ont goûté, et beaucoup l'ont capturé par centaines ; disons cependant quelques mots de ses mœurs. Bien qu'on puisse le rencontrer partout, dans les plus grands fleuves comme dans les plus humbles ruisseaux, son domaine préféré est la rivière de moyenne importance, aux eaux limpides et fraîches coulant sur fond rocheux, caillouteux ou sablonneux. C'est là, surtout, qu'il vit en bandes parfois très nombreuses, où les mâles sont dans la proportion de un contre cinq femelles environ. Son frai s'échelonne de mai à fin juin, à plusieurs reprises. Il se déplace constamment à la recherche de sa nourriture, composée surtout de petits êtres aquatiques répandus à profusion parmi les sables et graviers. Son habitat ordinaire est le courant d'allure moyenne, peu profond, ou le remous assez calme, partout où l'eau est brassée, mouvementée sans excès, mais bien aérée. On le rencontre cependant parfois en eau stagnante et même sur fond vaseux, mais il ne paraît pas s'y plaire beaucoup.

Comme le barbeau, le goujon est un poisson de fond, un fouilleur, sa tête, grosse en proportion, allongée, pointue, son museau proéminent, muni de deux barbillons, le prouvent surabondamment. C'est donc sur le fond qu'il convient de le pêcher. Le matériel nécessaire pour cela n'est guère compliqué et peu onéreux. Une canne légère, en roseau, longue de 3 à 4 mètres, avec scion fin assez flexible, facile à manœuvrer d'une seule main, suffit parfaitement, et une ancienne canne à mouche réformée est l'idéal ; le moulinet est parfaitement inutile, mais ne peut jamais nuire.

Actuellement, les partisans du corps de ligne en nylon sont très nombreux ; leur corps de ligne est du calibre 24/100, et l'avancée, mesurant environ 1m,20, en 12/100 seulement. Il convient que bannière et avancée ne dépassent guère la longueur de la canne.

La monture est le plus souvent composée de deux hameçons superposés ; celui d'extrémité, un irlandais ou un crystal n°12, et, à 15 centimètres plus haut, une courte empile de 0m,06 au bout de laquelle est fixée un n°14. Flotteur en plume d'oie de 0m,10 de long. Plombée : un plomb n°6 à la jonction de l'empile et du fil central ; à 0m,20 au-dessus, un petit groupe de ces mêmes plombs pour équilibrer le flotteur et le faire tenir vertical dans le courant, de façon que la main contrôle constamment la tension de la ligne. La sensibilité de ce flotteur n'est pas aussi nécessaire que pour pêcher le gardon à la graine ; le goujon lâche rarement l'esche engamée.

Vu l'habitude des goujons de se déplacer très souvent, l'amorçage préalable est à peu près inopérant. C'est quelques instants seulement avant de pêcher qu'il convient d'y recourir. Beaucoup d'auteurs recommandent de « bouler », c'est-à-dire de remuer sable ou fin gravier à l'aide d'une vieille brosse fixée à l'extrémité d'une perche assez longue. C'est là un procédé assez efficace, généralement toléré, bien qu'il soit interdit en principe. Ce qui ne l'est pas, c'est, l'été, d'entrer résolument dans l'eau et de remuer le fond avec les pieds ; le résultat sera sensiblement le même, et vous ne risquerez pas un procès-verbal.

Les goujons accourent à l'eau trouble, et il n'est que de faire passer les appâts bien au milieu de la bande pour avoir des touches nombreuses. Quelques petits fragments de tourteau de chènevis, quelques vers coupés, des asticots, lancés au milieu du nuage, les retiendront au moins pendant quelque temps.

Les esches : vers de terreau, cherfaix, asticots, larves quelconques, doivent traîner sur le fond et se présenter en avant, ce qui s'obtient en retenant légèrement la ligne. De temps en temps, on peut attirer l'attention des convives en relevant le scion et en le laissant retomber aussitôt ; la stagnation des esches, pendant quelques instants, sur le fond même est à recommander. La touche du goujon est caractéristique ; il donne deux ou trois petits coups qui font osciller la plume et l'entraîne ensuite résolument d'un mouvement uniforme. Ferrer nettement, sans violence, enlever la prise et la mettre en lieu sûr, dans le panier garni d'un lit de fougères ou d'orties qui éloignent les mouches et empêchent la dessiccation des poissons. En septembre, dans certaines rivières très claires, on peut voir des rassemblements de goujons sur de gros rochers plats ; on peut alors les pêcher à vue, sans flotteur, en ferrant lors de la disparition des esches.

De toute façon, la pêche du goujon est très amusante et souvent très fructueuse. J'ai vu un de mes amis prendre dans le Rhône, en aval de Givors, 285 goujons entre 8 heures et midi, c'est-à-dire plus d'un par minute, alors que moi-même, qui péchais le barbeau à quelques mètres plus en aval, je n'avais pris que quatre de ces poissons, un par heure. Lequel de nous deux s'était le plus amusé ? La réponse n'est pas douteuse.

R. PORTIER.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 533