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La pêche à la mouche

Réaction d'éveil

Une grenouille ne saisit jamais une mouché immobile, il faut un déplacement pour que la réaction de préhension se déclenche.

H. PIÉRON.

J'ai souvent remarqué, j'ai même écrit dans cette rubrique, il y a déjà longtemps, que la présence de quelques insectes : éphémères, nemoures, etc., passant sans mouvement propre sur l'eau, emportés au gré du courant, ne provoque aucun gobage. Le poisson semble indifférent.

Pourtant, si le pêcheur lance ses mouches et s'il les anime, il a le plaisir, inattendu parfois, de les voir prises tandis que l'insecte reste dédaigné. Ce fait paraît incompréhensible ; mais il me semble, après bien des méditations aux conclusions incertaines, successives à beaucoup de séances de pêche, pouvoir en donner une explication.

Cette explication que je sentais intuitivement (peut-être même instinctivement, l'homme étant lui aussi soumis à ce phénomène psychologique), sans pouvoir la démontrer autrement que par de simples affirmations ou des faits d'expérience, je puis aujourd'hui la donner en m'appuyant sur certains comportements des animaux, maintenant étudiés, décrits et utilisés par les savants de la science psychologique animale. Je veux parler de ce qu'on appelle, en ce domaine, la « réaction d'éveil » spontanée.

« Le rôle du mouvement pour l'éveil de l'attention visuelle est souvent dominant ; la grenouille néglige une proie immobile ; le crapaud que l'on fait suivre une pseudo-femelle grossièrement imitée passe indifférent à côté d'une femelle véritable si celle-ci ne bouge pas. La larve de libellule a son attention éveillée par tout ce qui se meut (1). »

Je veux cependant, tout d'abord, insister sur la discrimination qu'il y a lieu de faire au sujet du mouvement des objets que porte l'eau. Je considère, dans le cas qui nous occupe, c'est-à-dire des poissons, être sans mouvement l'objet qui flotte inerte sur l'eau, que ce soit un être vivant — à condition qu'il ne fasse aucun effort — ou un objet quelconque. Je délaisse les nombreux objets que porte l'eau ; il y en a beaucoup qui sont absorbés par les poissons sans réaction caractéristique : le poisson se nourrit sans aucune apparence d'excitation particulière. Pour tout ce qui est en mouvement habituel, régulier sur ou dans l'eau courante, le poisson ne réagit pas, il le prend sans hâte, il se nourrit normalement suivant ses besoins, avec les gestes nécessaires. Son comportement n'a rien d'exceptionnel ni de remarquable. Tout mouvement d'une proie, différent ou contraire à l'habituel et régulier déplacement dû au courant, produit une réaction spontanée, rapide, « réaction d'éveil » qui entraîne le poisson à la préhension rapide de cette proie en mouvement, parce que mouvement propre, différent ou contraire à celui du courant. Le relâcher, par exemple, est un mouvement parce que l'amorce remonte le courant. Il rentre dans la règle générale de la réaction d'éveil propre à beaucoup d'espèces d'animaux.

Comme l'insecte en mouvement qui se débat en surface pour sa dernière métamorphose, qui tombe à l'eau pour pondre, faisant vibrer ses ailes ; traversant la rivière en coupant le courant, ramant de ses ailes, de ses pattes ; le relâcher, comme le sillage, excite donc chez le poisson — dans n'importe quel procédé — l'instinct de la « réaction d'éveil » et la préhension.

Il n'y a donc rien d'anormal à ce que le pêcheur à la mouche fasse son profit, à l'instar de ceux qui pèchent à l'asticot, au ver, à la graine, etc., de ce comportement trop souvent méconnu ou méprisé par d'habiles pêcheurs à la mouche aux théories et pratiques en dehors desquelles, arbitrairement, tout était jugé antisportif, sinon horrible ou antinaturel ! ...

Si, parfois, la mouche qui drague effraye le poisson, ce n'est pas par une réaction naturelle, mais, au contraire, c'est le fait d'un poisson à réflexe conditionné, c'est-à-dire appris, à moins que ce ne soit, comme nous l'avons déjà dit, le simple fait d'un abandon volontaire.

Je rangerais aussi, comme exemple, dans cette réaction d'éveil, le comportement du jeune chat que l'enfant s'amuse à faire jouer à l'aide d'un bout de chiffon de papier attaché à l'extrémité d'une ficelle. Si le papier est immobile, le chat ne joue pas. Si on tire la ficelle, le chat saute sur le papier. Immobile, le jeu cesse. Il recommence si le papier bouge. Il en est de même pour le chat adulte qui prend la souris fuyante. Il ne la tue pas d'emblée, comme s'il voulait retrouver, semble-t-il, ce réflexe de réaction d'éveil.

Il en est de même pour certains chiens habiles à saisir la taupe en sautant sur elle juste au moment où, creusant sa galerie, elle accumule la terre. Lorsque le mouvement de la terre qui foisonne est visible, il provoque l'attaque du chien jusque-là resté en arrêt. Il ne la tue pas non plus tout de suite. Il joue avec elle, il la tue cependant avant de la quitter, mais ne la mange pas.

J'ai souvent pris des vandoises en promenant ma mouche, ou plutôt en jouant avec ma mouche, en surface, le soir au crépuscule ... en jouant « au chat et à la souris » !

Et la pêche à la cuiller, au lancer léger ? N'est-ce pas aussi miser sur cette réaction d'éveil ? Par son mouvement irrégulier, saccadé, contraire au courant, ne déclenche-t-elle pas la réaction de préhension de presque tous les poissons, du saumon au vairon en passant par le barbeau, la vandoise, le brochet et les poissons de mer ?

Ce comportement général sur tous les poissons n'est-il pas la preuve qu'il n'y a là qu'un réflexe dû au mouvement et qu'il est le seul mobile utilisé ? La variété si nombreuse des cuillers et autres leurres tournants ou ondulants n'en est-elle pas la preuve ?

Avant de terminer, il faut dire, cependant, qu'au point de vue pêche à la mouche le sillage, le relâcher ne sont que des procédés occasionnels, susceptibles d'exciter le poisson quand il boude. Les poissons de surface se nourrissent et se prennent surtout par temps d'éclosion, où nous avons affaire à des insectes qui passent tranquillement sur l'eau (pas toujours). Généralement, c'est la mouche qui descend très flottante et sans mouvement propre qui est la préférée et la plus meurtrière (2). Il ne faut donc pas, encore une fois, confondre et généraliser faussement.

Considérons aussi qu'après un certain temps, le temps nécessaire au « dressage », le poisson s'habitue ; avec le temps et la répétition trop souvent renouvelée, la « réaction d'éveil » s'émousse, le petit chat devenu vieux reste insensible au chiffon de papier ... Pourtant, la mante religieuse saisira toujours la proie qui vole, dédaignant l'immobile.

P. CARRÈRE.

(1) H. PIÉRON, Psychologie zoologique.
(2) Dans ce cas, il faut noter qu'il se produit un autre comportement psychologique : le tropisme de la masse.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 533