Deux faits sans précédent, en cyclisme, se sont produits
récemment ; l'un au vélodrome Buffalo, le 29 juin dernier, lorsque le
jeune Calédonien Beyney battit les professionnels en championnat de France de
vitesse ; l'autre au vélodrome de Vincennes, le 6 juillet, où
l'amateur australien Mockridge défit les « grands » qui ont noms :
Harris, Derksen, Van Vliet et Co Ld.
Déjà porteur du maillot des « purs », Beyney a
enfilé par-dessus ce que Souchard (routier) appela, un jour faste pour
l'histoire : le paletot tricolore. Il s'est déclaré, aussitôt, embarrassé
de ces deux emblèmes. La peur le prit de n'être plus considéré (officiellement)
comme un amateur. Les mots, à ses oreilles, prenaient des proportions
gigantesques : « Tu es champion toutes classes, toutes
catégories ! »
Sa jeunesse aidant, Beyney, athlète intelligent, sensible,
érudit, ne pouvait, devant un tel triomphe, où la simplicité de l'acte l'avait
emporté sur toutes autres complications résultant des conventions humaines ...
ne pouvait, dis-je, que s'embrouiller pour répondre aux questions baroques
qu'on lui posait :
« Irez-vous aux jeux ?
» Êtes-vous encore qualifié ?
» Passerez-vous professionnel ?
» Quel maillot porterez-vous ?
» Pensiez-vous gagner ? »
Ce long enfant calédonien vint en France métropolitaine
parce que la France calédonienne avait discerné en lui le champion. Les
sportifs de l'île du Pacifique avaient souscrit eux-mêmes les fonds que
nécessitaient un tel voyage et sa suite logique : un séjour dans la
capitale.
Notre magnifique Nouméen, au sortir du plus beau jour — quant
à présent, — de sa vie de sportif était muet.
Sous la chaleur torride que le toit du Buffalo de Montrouge
amassait à souhait, le nouveau promu, dans une atmosphère qui ne l'écrasait
point, entrevoyait peut-être à la fois le beau voyage d'Helsinki, puis une
envolée vers Nouméa, afin de tomber dans les bras des siens, de ses amis, de
ses compatriotes si bon prophètes et si généreux.
De Mockridge, gagnant du Grand Prix de Paris des amateurs et
le lendemain du Grand Prix de Paris toutes classes, enfilant l'une sur l'autre
deux écharpes, on peut écrire qu'il donna le coup de grâce aux vieilles
doctrines : « Vous allez voir ce que vous allez voir, avaient affirmé
les « grands ». Vincennes corrigera notre fessée du Championnat. »
Las ! L'histoire se renouvela et prit un aspect
international.
La vengeance vint de l'étranger, car Beyney, enfermé, emmuré
dès sa série, ne put ouvrir ses ailes. Alors Mockridge s'en prit à Harris,
champion du monde considéré comme invulnérable, à Van Vliet et à Derksen,
ex-champions du monde, à l'épouvantail « M. Patterson » soi-même
(son compatriote) ... et à nos Français.
Certains affirment qu'il couvrit les derniers 200 mètres de
la finale, la plus mémorable qui soit, en moins de 11’’ 2/5.
Après quoi il déclara, benoîtement, qu'il n'irait point à
Helsinki, ayant refusé de rester deux ans amateur, ainsi que l'exigeait de lui
sa fédération, comme si l'amateurisme n'était pas un état d'âme. On vit que,
par la suite, il changea d'idée ...
Beyney, évidemment, n'en demandait pas tant et, avec lui, Sacchi,
demeuré absent au grand meeting parisien par prudence ou obligation militaire,
si l'on sait que le sprinter italien porte avec l'uniforme une plume à son
chapeau.
Ainsi, Beyney et Mockridge, chacun à son rang, ont fait
table rase de la formule surannée et injuste qui divise les coureurs en
classes. Ils ont apporté de nouveaux arguments à ceux que détiennent déjà les
défenseurs de la licence unique.
« Jamais un amateur n'a officiellement tombé un professionnel »,
clamait-on dans les travées des conformistes.
Ce « jamais » a été rayé de la liste des choses
dont le sport s'embarrasse au détriment de sa pureté et au détriment de la
morale. Le fait a d'autant plus de valeur qu'un jeune de dix-huit ans, Vidal,
avait lui aussi réussi à s'intégrer à la finale tricolore du 29 juin.
Mais ce bond formidable, cette réplique des jeunes ont-ils
consacré la faillite (douloureuse pour nous) de cette trinité française aux
promesses majeures ; Bellenger, Verdeun, Lognay, et entamé la suprématie
de Harris et consorts ?
Pas nécessairement.
Car Beyney, car Mockridge ont réalisé des temps sur les 200
mètres susceptibles d'avoir crevé le plafond, à près de 65 kilomètres à
l'heure, en sprint.
Cette vitesse extraordinaire — sur deux pistes qui ne
sont pas les plus rapides du monde — fut la consolation que purent avoir
de leur défaite (avant d'en appeler) Senfftleben, Bellenger, Verdeun, Lognay,
comme Harris, Derksen, Van Vliet.
Les faits, donc, ont parlé, qui prouvent que le sprint est
une matière délicate. Qui s'y adonne pénètre dans un chemin périlleux où le
centième de seconde d'inattention peut équivaloir à une débâcle, où le réflexe
est l'arme principale du muscle, où l'art, s'il s'allie à la jeunesse, cause
des ravages.
Michard et Scherens, qui furent maîtres au-dessus des autres
maîtres, sans avoir néanmoins jamais réussi l'exploit de Beyney ou de Mockridge,
n'étaient rien que des artistes incomparables, outre leur qualité d'athlète.
Le premier amenait ses rivaux à la place qu'il leur
assignait, tel un matador fait de son taureau avant la mise à mort.
Le second paraphait son œuvre in extremis, dans les
50 derniers mètres, en quelque position qu'il fût.
Un « plongeon de Michard », une « sortie de
la boîte de Scherens », telles sont les images, tirées à des milliers
d'exemplaires, que nous avons gardées de ces deux phénomènes dont on ne sait
s'ils ne vont pas être dépassés.
Le vélo de sprinter n'a pas évolué comparativement à celui
du routier, les pistes n'ont pas tellement acquis un rendement meilleur ;
c'est donc que la technique nouvelle s'est affirmée, là comme ailleurs,
c'est-à-dire en athlétisme ou dans les autres sports, y compris le plus simple :
la course à pied.
Beyney et Mockridge, répétons-le, semblent avoir crevé le plafond
de la pure vitesse cycliste.
À moins que les athlètes de 1952, mieux entourés, mieux
conseillés, mieux soignés, mieux contrôlés, dominent en classe et en santé ceux
d'il y a un demi-siècle (affirmation qui me vaudrait des banderilles si je
l'appuyais).
Ceux de 1900 préparaient leur course, ceux de 1952 la font
entre deux voyages bout à bout.
À croire vraiment que la technique moderne a franchement
fourni ses preuves.
Alors, que le dirigisme sportif secoue les poussières d'un
passé très respectable et clarifie ses conceptions : la même licence pour
tous les coureurs avec des catégories selon les résultats.
René CHESAL.
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