Ce reptile saurien appartient à la famille des geckotidés.
Les Vietnamiens les désignent sous le nom de con cac ke. Cette
appellation est l'onomatopée de son cri : « Cac ke ! »
On l'appelle encore « toquai », qui est un nom
vulgaire, en même temps qu'une autre onomatopée.
Les Vietnamiens et les Européens entendent différemment ce
cri : les uns, « cac ke » ; les autres, « toquai ».
Il n'y a qu'une légère différenciation de sons entendus.
Tous les campagnards connaissent cette bête pour l'avoir vue
et observée à loisir. Peu de citadins ont l'occasion de voir un gecko, car il
gîte sous la toiture des maisons. Ils l'entendent bien, mais ne le voient pas.
Il crie parfois pendant le jour ; mais c'est surtout la
nuit qu'il fait entendre à intervalles réguliers son « cac ke ». Il
n'est pas aisé de le voir.
En ville, son habitat accidentel, sa vie active est
nocturne. De toute la journée, il se cache ou dort sous la toiture des
habitations. Ce n'est qu'au crépuscule qu'il montre le bout de son museau, qui
se confond avec les crochets des tuiles plates des maisons européennes. Dès que
le toquai se rend compte qu'on le découvre, il recule et son museau disparaît
aussitôt. On peut le voir en entier, mais tard dans la nuit, lorsqu'il descend
assez bas sur les murs pour chercher sa nourriture.
Son menu de nuit est varié, mais léger, et se compose de
moustiques, de petits papillons, de criquets, de blattes, de cancrelats,
parfois de mantes religieuses et, pendant la saison des pluies, d'éphémères.
Son menu de jour est carné, lourd par conséquent, mais
excellent. Il comprend de tout jeunes moineaux et des pigeonneaux nouvellement
éclos sous la toiture des maisons. Les geckos attaquent ces nouveau-nés pendant
les absences momentanées de leurs mères. Leur gloutonnerie invétérée n'a pas de
borne.
Ils s'attaquent aussi aux « serpents verts bananiers »
et aux « dames-souris » les con rang lue xanh et les con
chuôc lac des Vietnamiens), hôtes habituels des plafonds de nos maisons, et
à l'égard desquels ils professent d'ailleurs une haine sanglante.
Le gecko, avant de crier, commence tout d'abord, par
glousser à la manière d'une poule, habituellement sur cinq ou six notes
uniformes (j'en ai compté parfois jusqu'à huit) allant crescendo, puis
s'arrête quelques secondes pour entonner ensuite avec cadence, cette fois descrescendo,
son cri : « cac ke ! »
qu'il répète sept à huit fois et même davantage avec un léger temps d'arrêt
entre le « cac » et le « ke ». Il termine cette série de « cac
ke » par : « ke », répété quatre ou cinq fois. Le dernier « ke »
est à peine perceptible. Quelques geckos répètent jusqu'à onze fois leur « cac
ke ». C'est le fait de gros sujets, qui ont beaucoup d'air dans les
poumons.
En forêt, leur habitat naturel, leur vie active est plutôt
diurne que nocturne. Ici, il n'y a pas d'éclairage électrique qui attire
irrésistiblement les insectes nocturnes. Les chasses se font donc à la lumière
du jour. Il y a moindre abondance d'insectes. Ils doivent connaître souvent des
périodes de vaches maigres.
On les trouve sur les troncs et les branches des grands
arbres. Ils choisissent de préférence des arbres pourvus de cavités. Les
anciens nids des pics et des hiboux leur conviennent bien. C'est là qu'ils
nichent et élèvent leur progéniture.
Ce serait une erreur de croire qu'ils habitent les premiers
arbres venus. Dans la sylve cochinchinoise, les grands arbres qu'ils
choisissent sont : les différentes espèces de banians (les cây da,
les cây budê), les arbres à bois précieux (les cây go, les cây
trac), les arbres à bois de fer (les cây xai), dont les petits
fruits bruns à peau velouteuse et à pulpe sèche sucrée sont très estimés des
gosses vietnamiens, et les arbres à troncs blancs qu'on appelle aussi les
arbres fantômes de la forêt (les cây bang-lang ou cây thau-lao),
etc. C'est dans leurs frondaisons qu'on peut trouver ces geckos. Dans le
Centre-Vietnam, pays très accidenté, où il y a peu de grands arbres, ils sont
moins difficiles et se contentent des arbres de moyenne hauteur et souvent,
même, des buissons feuillus épais, en genre de buis, que les natifs appellent :
cây duôi. Ils gîtent aussi dans les crevasses des gros blocs de roches
des montagnes. En forêt, ils crient de jour et de nuit ; tandis qu'en
ville ils ne crient que la nuit seulement. Ils sont très abondants dans les massifs
de la Cordillère annamitique. Ils s'appellent de l'un à l'autre. C'est une
véritable fanfare geckote.
Les paillotes en bordure de la forêt ou à proximité d'un
bois à geckos les attirent. Ces demeures, qui sont souvent entourées de bambous
et de bananiers, leur conviennent énormément ; aussi en abritent-elles
toujours quelques-uns, qui ne sont pas regardés comme des intrus ; ils
sont, au contraire, les bienvenus.
Les campagnards vietnamiens sont en général très
superstitieux, tout comme nos paysans de France ; ces derniers à un degré
moindre, toutefois. C'est ainsi que, lorsque des geckos élisent domicile chez
eux, ils ne font rien pour les chasser ; à plus forte raison, ils ne les
tuent jamais. Ils souhaitent, au contraire, les héberger le plus longtemps
possible. Un toquai qui vient loger dans une maison est toujours un animal de
bon augure. Son départ est un mauvais présage. Je reviendrai ultérieurement sur
cette question de superstitions relatives aux geckos en pays vietnamien.
Dans la campagne annamite, les toquais aiment gîter dans les
rideaux de bambous épineux aux multiples petites branches épineuses et
flexibles enchevêtrées, qui clôturent généralement les propriétés individuelles
(les cây tre-gai). On ne peut ainsi les importuner. Les vieux manguiers,
les tamariniers centenaires sont leurs habitats de prédilection. Les troncs de
ces arbres sont toujours creux et c'est dans ces endroits-là qu'ils
s'installent, demeurent et pullulent en toute tranquillité.
On les rencontre aussi dans les bananeraies. Dans les
bananiers, on peut les voir dans les interstices des mains de bananes. Les
venimeux « serpents-bananiers » s'installent, eux aussi, à ces
endroits-là, où leur couleur se confond admirablement avec le vert des bananes
et des feuilles.
La haine sanglante que professent les geckos à l'égard de
ces serpents semble avoir pour origine cette dispute pour la possession de cet
habitat commun, qui n'est que temporaire, car les régimes de bananes sont
toujours coupés avant leur maturité pour être dirigés sur les entrepôts des
marchés où ils mûrissent.
Les « maisons communes » des villages, sièges de
service des autorités communales, les pagodes et les pagodons, lieux souvent
déserts, hébergent toujours sous leurs toits de nombreux toquais.
Dans les villes, ces bêtes abandonnent les creux des arbres
des places et voies publiques pour aller loger sous les toitures des maisons et
particulièrement sous celles des cabinets d'aisance à tinettes, où règne une
tranquillité relative. La nuit, elles quittent ces locaux pour aller explorer
les murs des dépendances attenantes voisines et n'y reviennent qu'à l'aube,
pour passer les heures chaudes de la journée. Toutes les maisons n'en ont pas.
Seules les vieilles maisons et les masures délabrées en ont. Les habitations voisines
en sont contaminées par la suite.
Certains lampadaires des voies publiques de la ville de Saigon
recèlent, dans les carcasses métalliques des réflecteurs, des geckos et leurs
petits cousins les margouillats. Ils ont l'air de bien s'entendre ; car les
uns et les autres gobent sans se disputer les nombreux insectes qui viennent se
poser la nuit sur les réflecteurs.
La taille du toquai ne dépasse guère 25 centimètres. On en trouve parfois de plus grands. C'est ainsi qu'aux environs du chef-lieu de la province
de Vinh-Long (Sud-Vietnam), j'ai vu une fois, dans une propriété privée, il y a
de cela treize ans, au cours d'une chasse aux pigeons verts, deux énormes
toquais, ayant sans exagération 40 centimètres de long sur 8 de large. Ils étaient dans un grand creux d'un flamboyant centenaire. J'en étais stupéfait. Le
propriétaire du lieu m'ayant empêché de les tirer, sous menace de porter
plainte contre moi si je passais outre à sa défense, j'ai quitté ce lieu sans
discuter. De plus, j'ai toujours respecté les superstitions et les croyances
des gens. Sur la voie publique, j'aurais tué sans hésitation ces deux bêtes
répulsives pour les envoyer au paradis bouddhique.
Les larges doigts du gecko sont pourvus de lamelles
indivisées qui font office de ventouses, ce qui permet à ce singulier animal
d'adhérer verticalement sur les murs, les tableaux et les glaces. Sur les
plafonds, il adhère aussi bien, le ventre en l'air. Sa queue courte, large,
aplatie et quelque peu dentelée ou festonnée, adhère également. Son corps est
pourvu de nombreuses rangées de toutes petites saillies ou aspérités. Sa bouche
largement fendue est garnie de dents tranchantes. Elle est tapissée
intérieurement d'une muqueuse de couleur écarlate. Ses grands yeux vifs sont
rouges chez les uns, blanc laiteux chez les autres — suivant les espèces.
Malgré toutes leurs ventouses, il leur arrive parfois de
chuter du haut de leur plafond ; mais, tels les chats, ils tombent
toujours sur leurs pattes, ce qui les empêche de se briser les reins. Il en
résulte presque toujours la perte de leur queue, qui se casse. Il en est qui ne
peuvent se résigner à l'abandonner, la saisissent avec leurs dents pour la
dévorer ensuite. Rien n'est perdu ainsi, d'autant que la nature prévoyante leur
en fait pousser une autre toute neuve.
J'ai remarqué dans mes chasses à la lanterne que les yeux de
geckos sont phosphorescents et reflètent deux petites lueurs jaunes presque
rouges. Il en est de même des grands ducs et des hiboux (les con chim vu-vi
et les con chim cu) — ces derniers seulement sont considérés
exclusivement comme des oiseaux de mauvais augure par les Vietnamiens et les
Chinois.
Les toquais sont très méchants. Quand ils ont mordu, ils ne
rouvrent pas tout de suite leurs mâchoires, comme font les autres animaux. Ils
s'accrochent ainsi aux endroits mordus. En 1920, dans le Binh dinh
(Centre-Vietnam), au cours d'une tournée de service, le soir, en arrivant à
l'étape, un de mes coolies s'adossa à un poteau en bambou de la véranda d'une
vieille pagode dans laquelle je devais passer la nuit. Tout en causant avec un
de ses camarades, par mégarde il enfonça l'index de sa main gauche dans un
grand trou vers le haut de ce poteau. Au bout d'un instant, il sentit que son
doigt était mordu violemment par une bête. Il cria et en même temps il retira
précipitamment son doigt de cet endroit. Un gecko de bonne taille était
accroché fortement à son doigt. Il avait beau secouer son bras pour se
débarrasser de la bête, il n'y avait rien à faire. Elle ne lâcha pas prise. À
grand mal, grand remède ; mon cuisinier Biên, qui se trouvait près de la
victime, ne fit ni une ni deux. Il trancha prestement le cou de ce toquai.
Malgré cette décapitation sans jugement au préalable, les mâchoires ne
s'ouvrirent pas. Il a fallu qu'on les écarte avec les mains pour dégager ce
pauvre doigt qui saignait abondamment. Cette morsure a provoqué, malgré un
lavage au cognac et un pansement à la vaseline boriquée, une enflure qui a duré
quatre jours. Je n'avais pas d'alcool à 90° sous la main. Les gens du hameau, accourus
plus tard, affirmèrent que la morsure eût été mortelle si elle avait été faite
par une femelle pleine.
J'ai vu exactement six cas mortels et de nombreux autres,
non mortels, de morsures du fait des geckos, pendant mes vingt-cinq ans de
séjour dans le Centre-Vietnam. Je ne puis en conclure d'une façon ferme si ces
animaux sont venimeux ou non. Certaines morsures de bêtes réputées non
venimeuses provoquèrent la mort des victimes; tandis que d'autres, provenant
d'animaux venimeux, étaient sans suite fâcheuse. C'est parfois le cas des
serpents bananiers de la petite espèce.
Quatre variétés de geckos vivent dans le Centre-Vietnam,
contre trois dans le Sud-Vietnam.
1° Une espèce de couleur noirâtre, avec des fleurs aux
dessins rectangulaires de teinte très noire.
Les individus sont robustes et courent très vite. Ils vivent
par familles nombreuses dans les crevasses des énormes blocs de roches
granitiques des montagnes.
Les Vietnamiens les appellent : con cac ke bong mung,
ou « geckos noirs à fleurs ».
2° Une variété de couleur grise, mouchetée de vert et de
rouge. Très commune dans le pays, elle vit partout, sur les arbres et dans les
habitations. On l'appelle : con cac ke bong, ou « gecko
bigarré », ou « gecko à fleurs ».
3° Une variété de couleur violacée, mouchetée de rouge et de
vert. Elle vit sur les arbres, dans les maisons et dans les cavités des
termitières. Les sujets sont nombreux. On les nome cac ke mau hoa ca
(geckos de couleur de la fleur d'aubergine).
4° Une dernière espèce de couleur ocre rouge, mouchetée de
bleu. Les individus ne sont pas très nombreux. Cette espèce est arboricole. Je
ne les ai jamais vus dans les maisons. Ces toquais ont une prédilection
particulière pour les vieux tamariniers et les cay cay, isolés au milieu
d'une grande plaine ou en bordure d'un champ. J'ignore le nom en français de
cet arbre que les Vietnamiens appellent cay cay et dont les fruits
contiennent une amande comestible.
Ces bêtes sont appelées cao ke lua (geckos de couleur
du feu).
Les trois dernières espèces se rencontrent dans le
Sud-Vietnam.
Vivants, les geckos sont des animaux d'augures, considérés
et respectés même des gens superstitieux. Morts, ils sont recherchés par les
médicastres annamites et les médecins chinois. La pharmacopée sino-annamite les
utilise dans la préparation d'un remède contre l'asthme et d'un remède contre
la blennorragie.
Jean-Pierre NICOLAS.
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