Il s'appelait Lucien T ..., mais, dans notre settlement,
tout le monde le connaissait sous le nom de Mr. Porc-Épic ; bien peu
pouvaient cependant se vanter de lui avoir jamais parlé.
Paul Rainville, le métis, mon vieux camarade de chasse, ne
l'aimait guère.
— C'est un Français de France, m'avait-il dit, mais, by
gosh ! il mérite bien son nickname (sobriquet), c'est un vrai
porc-épic ! Il vit seul et ne voit jamais personne ; pas mal gréé, en
tant que fermier, du reste : six chevaux, à ce que je crois, des vaches
également, de bonnes bâtisses en planches ; il ne cultive que l'avoine et
l'orge qu'il bat lui-même à l'aide d'un rouleau, de la sorte il n'a pas à
recevoir les équipes de batteurs ni à engager de cuisinière pour préparer leurs
repas ; il engraisse des cochons, des volailles, vend sa crème et élève du
bétail ; il livre toute sa marchandise à Battleford. J'ai idée qu'il a un
bon compte en banque. Mais, calèche de calèche ! quel porc-épic !
Sous prétexte de retrouver un poulain égaré, j'ai essayé de lui parler un jour,
il m'a fermé la porte au nez. Toi, Bob, qui aimes à apprivoiser les bêtes
sauvages, tu aurais peut-être plus de succès que moi, pourquoi n'essaierais-tu
pas ?
Cet homme aimait la vie solitaire, pourquoi aller l'ennuyer ?
J'étais bien décidé à le laisser en paix !
Or il arriva que, semailles étant faites, je m'abouchai avec
un vieux pêcheur breton, immigré depuis de longues années et installé sur les
rives du lac Witchekan, pour qu'il me construisît un petit voilier, un rêve
caressé par moi depuis longtemps.
Le brave homme était très adroit et très arrangeant :
nous nous mîmes facilement d'accord sur le prix, il me demandait seulement de
l'aider dans la construction du bateau ; pendant deux semaines, je me
rendais donc chaque jour au chantier ; en selle sur ma jument Beauty,
occasion agréable de galoper sur la piste longeant le grand lac, là où
n'existent pas de maringouins, ces moustiques ne supportant pas la brise qui
souffle toujours sur les grandes pièces d'eau. Ce jour-là le temps était
splendide : ciel d'un bleu immuable, température douce, jolie vue sur le Witchekan
Lake ; un vrai enchantement cette promenade ! Au galop bien cadencé
de Beauty, je goûte pleinement la joie de vivre et je chante à pleine
gorge une vieille chanson de Québec ; à un détour du chemin, je me trouve
nez à nez avec un chariot, ce qui m'oblige à entrer dans un taillis. Est-ce à
cause de mon allure un peu vive ? Est-ce plus parce que je chante très
faux ? Le conducteur me jette un regard hostile et ne daigne pas répondre
à mon cordial salut. Quelques pas plus loin, je rencontre un fermier ami qui
m'apprend que j'avais eu affaire à Mr. Porc-Épic en personne.
Au retour de mon chantier naval, m'étant renseigné sur
l'emplacement de sa ferme, je fus jeter un coup d'œil sur son repaire. Bonne
allure, ma foi, son exploitation ! De l'ordre, de la propreté. Autour de
la maison, des fleurs, mais oui, des massifs de fleurs ! Naturellement je
ne cherchai point à pénétrer dans l'endos.
Trois jours plus tard, me rendant à mon atelier comme de
coutume, je passai à nouveau devant sa ferme. J'aperçus, dans un champ d'avoine
lui appartenant, deux jeunes taureaux ayant sans doute enfoncé la clôture de
barbelés, qui sont là, broutant et écrasant la récolte : je n'ai pas
d'hésitation à avoir, il faut prévenir le propriétaire, en l'occurrence Mr. Porc-Épic ;
la démarche est risquée, tant pis ! Je saute de cheval, ouvre la barrière
et arrive bientôt au centre des bâtiments ; un homme est là en combinaison
bleue, qui me regarde d'un air hargneux ; sans cette expression mauvaise,
il ne serait pas mal : grand, sec, traits fins, « il a de la gueule ».
Son premier mouvement semble être de m'envoyer promener,
mais je ne lui en laisse pas le temps.
— Je viens vous prévenir, dis-je en français, qu'il y a
deux taureaux dans votre champ d'avoine : si mon aide peut vous être
utile, je suis à votre disposition.
Je sais qu'il ne sait pas monter à cheval et, pour un homme
seul et à pied, c'est une rude tâche que de chasser d'un enclos deux bestiaux
entêtés ; sans doute le sait-il, car il se décide à accepter mes services.
Remontant à cheval, je pique des deux vers les taureaux et la corrida commence.
Beauty, que j'ai achetée à un cow-boy, n'aime rien tant que courir les
bêtes à cornes, elle le fait à une allure endiablée ; il lui arrive même,
dans son ardeur, de mordre la croupe de ses adversaires ; les deux bêtes
cherchent à gagner un fourré qui borde le champ d'où, l'alerte passée, elles
repartiraient vers de nouvelles ripailles d'avoine, mais nous les devançons et,
après quelques escarmouches, nous les poussons vigoureusement dehors par la
barrière entr'ouverte, et maintenant, comme on dit au Canada, que le diable les
berce !
Ma mission est terminée et, comme Mr. Porc-Épic se trouve en
arrière à portée de voix, je lui crie au revoir et, mettant pied à terre pour
fermer la barrière, je me dispose à m'en aller. Ma façon de faire le
déconcerte.
— Restez donc un instant, me crie-t-il, vous prendrez
bien une tasse de café.
J'hésite une seconde, puis j'accepte ; cependant, je
reste froid ; surtout, n'allons pas l'effaroucher par un excès de
politesse !
Assez cordialement, il me pose quelques questions sur ma
ferme, puis il me confie que, professeur de rhétorique dans un lycée du Centre
de la France, où son caractère difficile lui avait valu plusieurs accrochages,
il avait démissionné et avait émigré dans le Nord-Ouest canadien, où, suivant
lui, si les hommes n'étaient pas meilleurs, du moins étaient-ils moins nombreux
et, par conséquent, plus faciles à éviter ; il exploitait tout seul sa
ferme et avait pleinement réalisé son rêve d'isolement, les livres et les bêtes
étant ses seuls compagnons ; une seule chose le tracassait :
l'arrivée prochaine du rail qui amènerait la foule des colons ; il lui
resterait la ressource de s'enfoncer plus loin dans le Nord.
Mr. Porc-Épic était, en tout cas, un homme intelligent et cultivé
que j'écoutais avec un grand plaisir. Comme je lui faisais remarquer que la
solitude comporte des dangers, il répartit d'un air narquois :
— Ah ! oui, je vous vois venir ! Væ soli !
Cette parole de l’Ecclésiaste, dont on détourne le sens, parce qu'on la cite
toujours tronquée : Væ soli quum ceciderit non habet sublevantem se !
Et il traduisit aussitôt en français trivial comme pour se
faire pardonner sa pédanterie :
— Malheur à l'homme seul, car, s'il s'affale par terre,
pas de copain pour le relever. Laissez-moi rire ! D'abord l'homme seul est
prudent et calme et il ne tombe guère. Et l'homme dans la foule ? Le
croyez-vous plus en sûreté ? S’il tombe, il est immédiatement piétiné !
Pour moi, voyez-vous, vive la solitude !
Lorsque nous eûmes dégusté un excellent café, je me levai
pour prendre congé.
— J'aurai plaisir à vous revoir, me dit-il ; s'il
vous arrive de passer devant ma ferme, entrez donc ; je préfère cependant
vous prévenir que, suivant mon humeur qui est fantasque, vous serez bien ou mal
accueilli.
Il réfléchit un instant.
— Tenez, une combinaison, qui aurait l'avantage de vous
épargner mes rebuffades : les jours où votre visite me sera agréable, je
planterai sur mon toit un petit drapeau tricolore, cela voudra dire :
entrez. Les jours non favorisés, il est mieux que vous n'insistiez pas.
Durant les mois suivants, lorsque je me rendais au lac Witchekan
pour quelques heures de navigation dans mon petit bateau à voile, je ne
manquais pas de jeter un coup d'œil sur le toit de Mr. Porc-Épic et, si le
drapeau était en vue, j'allais passer un moment avec ce solitaire dont la
conversation originale et pleine d'esprit me charmait toujours.
Puis l'hiver vint, encore une fois je ne résistai pas à
l'appel du Grand Nord et je partis trapper, ne revenant qu'au printemps pour
les semailles, qui ne me laissèrent guère de loisirs pour aller rendre visite à
mon nouvel ami.
Fin mai, certain dimanche, je décide enfin d'aller inspecter
mon petit voilier et, puisque c'est presque sur mon chemin, d'aller frapper à
la porte de Mr. Porc-Épic.
Hélas ! pas de drapeau tricolore aujourd'hui : au
lieu de cela, la bannière étoilée des États-Unis.
Quelle est cette nouvelle fantaisie ? La barrière étant
restée ouverte, j'arrive au trot devant la ferme. Je crois rêver ! Je
m'attendais si peu à ce spectacle !
Juchées sur des tréteaux, trois grandes jeunes filles
habillées en garçon, blondes toutes trois et toutes trois jolies, sont à
repeindre l'étable, en nasillant des refrains du Texas. Au milieu de la cour,
distribuant à ses poules le grain d'un geste large, une solide fermière, leur
mère sans doute — une créature encore bien appétissante, dirait la père Rainville !
— Pardonnez-moi, madame, auriez-vous acheté la ferme de
M. Lucien T ... ?
— You bet ! (Mais bien sûr !)
— Pourriez-vous, je vous prie, me donner son adresse ?
— Parti vers le Nord, avec sa « ouaguine » et
tous ses animaux, sans nous dire où il se rendait.
Et, comme elle devine ma surprise, elle ajoute en souriant :
— S'il vous devait de l'argent, je crains que vous ne
soyez perdant.
— Non, madame, il ne me devait pas un cent, mais je
croyais qu'il avait quelque amitié pour moi. Comme vous voyez, je suis quand
même perdant ... perdant d'une illusion !
Je soulève mon chapeau et je fais demi-tour en grimaçant un
ricanement auquel mes trois peintres aux cheveux blonds répondent par un long
rire perlé, que, pour l'instant, je juge parfaitement stupide.
Je m'éloignai d'assez méchante humeur. Eh quoi ! il
avait quitté le pays pour toujours sans m'en aviser, sans même un mot d'adieu !
Un temps de galop prolongé, puis quelques bordées sur le
grand lac en tirant sur ma pipe suffisent pour me calmer et remettre de l'ordre
dans mes esprits.
Mon dépit, à la réflexion, est parfaitement ridicule ;
ce brave Mr. Porc-Épic ne me devait, après tout, aucune politesse. Avions-nous
été amis ? Des interlocuteurs tout au plus. Mon accès d'humeur était celui
que peut avoir un dompteur voyant s'échapper vers la forêt un fauve qu'il
croyait avoir apprivoisé ; vanité blessée, rien de plus, et, depuis lors,
c'est en souriant que je pense à Mr. Porc-Épic et à son existence étrange.
Frenchy BOB.
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