Les bélons ou les claires sont revenues aux éventaires des
écaillers, offrant aux gourmets leurs charmes variés, depuis la native au goût
un peu fort, jusqu'à la fine marennes, en passant par la parente pauvre, la
portugaise, qui n'est d'ailleurs pas une huître.
Celle-ci est, depuis des siècles, un produit renommé des
côtes de France. Nous savons qu'en Gaule on en cultivait, à Marseille, en Médoc
et en Armorique (Bretagne) ; ces mollusques étaient expédiés à Rome, où
ils faisaient les délices des gastronomes de l'antiquité.
Au moyen âge, des marchands spécialisés apportaient aux
Parisiens ces fruits de mer toujours très appréciés. On connaissait déjà les
couteaux spéciaux, et Viollet-le-Duc a donné le dessin de l'un d'eux dans son
classique Dictionnaire du mobilier.
Pendant longtemps, nos ancêtres purent choisir différentes
présentations de ce savoureux hors-d'œuvre. Il y avait les huîtres dites à
l'écaille ou en écailles qui arrivaient dans la capitale par eau et que l'on
vendait encore enfermées dans leurs coquilles, comme de nos jours :
c'étaient les plus prisées. Il y avait aussi les huîtres huîtrées ; ces
dernières étaient dépouillées de leur enveloppe naturelle.
Au XVIe siècle, les huîtres de Bretagne étaient
réputées les meilleures ; celles du Médoc venaient après ; enfin,
celles de Saintonge étaient un peu moins estimées parce que trop salées.
Rabelais mentionne celles de Busch en Bordelais, dont l'historien de Thou nous
entretient en termes fort élogieux : « Près de la Teste, comme la mer
étoit basse, on leur apportoit des huîtres dans des paniers ; ils choisissoient
les meilleures et les avaloient sitôt qu'elles étoient ouvertes.
» Elles sont d'un goût si agréable et si relevé qu'on
croit respirer la violette en les mangeant ; d'ailleurs, elles sont si
saines qu'un de leurs laquais en avala plus de cent, sans s'en trouver
incommodé. »
Il n'en était pas de même du bon roi Henri IV; en
effet, les mémorialistes du temps nous content de temps à autre les
indigestions d'huîtres de leur souverain.
Le Vert-Galant eut de nombreux imitateurs au grand siècle.
Cependant, certains médecins estimaient peu ce produit de nos rivages. Le Dr La
Framboisière écrit à leur sujet : « Leur chair est grossière et dure
à digérer, causant en nous quantité d'humeurs terrestres et mélancholiques. Les
bons compagnons les font cuire sur le gril dans leurs escailles, y adjoustant
du beurre et quelque peu de poivre, aucuns (d'autres) les font frire à la
poésie, les autres les mangent crues. » Un confrère anglais de La
Framboisière, Lister, qui visita Paris en 1698, fut étonné de ce commerce de
fruits de mer. Il note, dans ses fort intéressants souvenirs de voyage : « On
a une manière d'apporter les huîtres fraîches à Paris dont nous n'usons jamais
que je sache, c'est de les tirer de l'écaille, d'en jeter l'eau et de les
mettre dans des paniers de paille : elles arrivent ainsi bonnes à être
mises en étuvée et à être employées à d'autres ragoûts. »
Ces huîtres étaient pêchées à Dieppe, à Granville, etc., et
principalement à Cancale. Le touriste Dubuisson-Aubenay eut l'occasion, en
1636, de se documenter sur cette récolte. Les pêcheurs cancalais arrachaient
les mollusques agrippés aux roches de fond à l'aide de râteaux ; leurs
femmes ôtaient prestement l'animal de sa coquille. Cependant, poursuit
Dubuisson : « Celles (il s'agit des marennes) que l'on garde vives et
en escaille, sont mises en un bateau plein d'eau salée au fond, où elles
vivent, se nourrissent et conservent jusques au lieu où l'on les maine, qui est
à Paris, à Caen, à Rouen et à Paris maisme. »
Un auteur écrit qu'à la fin du XVIIe siècle il
existait à Paris quatre mille écaillers, chiffre qui parait extrêmement
exagéré. Il est certain, en revanche, que le gouvernement s'intéressa de très
près à ce commerce de tout temps assez lucratif. Les ministres de Louis XIV,
constatant que le négoce des huîtres était alors entre les mains de trois ou
quatre personnes, décidèrent de créer des offices de pourvoyeurs vendeurs
d'huîtres à l'écaille, dans le but principalement de faire baisser les prix et
de faciliter le ravitaillement. Ajoutons que le centre du marché de ces fruits
de mer était alors la rue Montmartre.
Le XVIIIe siècle, à la fois si aimable et si
léger, raffola de ces savoureux mollusques, les écrivains du temps les
chantèrent et aimèrent également les déguster. Voltaire se vantait d'en avoir
avalé douze douzaines de rang ; il est vrai que, dans une de ses lettres,
il avouait : « Je pourrais bien en manger aussi pourvu qu'on les
grille ; je trouve qu'il y a je ne sais quoi de barbare à manger un aussi
joli petit animal tout cru. »
On criait alors les huîtres dans les rues, des femmes, une
hotte sur le dos, en proposaient aux chalands ; devant les portes, de
jolies filles, postées devant des bourriches, attiraient la clientèle par leurs
coquettes toilettes. Si nous en croyons un contemporain, elles portaient toutes
des chaînes et des croix d'or. Louis-Sébastien Mercier, dans son pittoresque et
vivant Tableau de Paris, nous a tracé le croquis d'une de ces marchandes :
« L'écaillère a un petit couteau court et fort. Rien n'égale la prestesse
et le jeu adroit de son poignet ; on diroit que ces coquilles d'huîtres ne
sont que légèrement collées ; elle semble les détacher en les touchant.
Sous prétexte d'avaler les suspectes, elle mange effrontément, à vos yeux, les
plus grasses et les plus appétissantes. »
C'est au temps de Louis XVI, du moins d'après Mercier, que
furent imaginées « des fourchettes particulières pour manger des huîtres ;
le petit couteau arrondi, propre à les détacher du frein, les accompagne. Ces
joujoux d'argent font extasier les jolies femmes, qui, depuis ce temps, aiment
les huîtres à la folie, afin d'avoir en présent le petit couteau et les jolies
fourchettes ».
La Révolution provoqua la disette et les restrictions alimentaires ;
cependant certains amateurs de fruits de mer sacrifiaient à leurs goûts, même
devant la guillotine. On conte, ce n'est d'ailleurs peut-être qu'une légende,
que le 31 décembre 1793, le duc de Biron, de retour du tribunal
révolutionnaire, où il venait d'être condamné à mort, demanda qu'on lui servît
des huîtres et du vin blanc ; il trinqua avec le bourreau et le
guichetier, et monta à l'échafaud ...
Les gastronomes, privés de leurs plats préférés pendant les
années sombres de la Terreur et des cartes d'alimentation, respirèrent lorsque
le premier Empire ramena un ravitaillement normal. Dès lors, les écaillers
furent dévalisés par les gourmets. Il y avait alors à Étretat un parc pratiqué
dans le roc et où l'eau salée de la mer se mélangeait à l'eau douce d'un
ruisseau ; on y laissait séjourner des mollusques provenant de Cancale,
qui acquéraient ainsi une saveur particulière.
D'après la relation de voyage d'une touriste anglaise, les
huîtres de Roscoff, petites, mais très savoureuses, étaient encore plus
recherchées que celles de Cancale.
On pêchait aussi ces coquillages à l'aide d'instruments en
fer comme nous l'apprend le chevalier de Piis, dans cette amusante pièce de
vers où il dépeint les derniers jours des condamnées :
Qu'un Saintongeais ou qu'un Normand
Dont le croc t'enlève à l'arène,
te force à dire : Adieu Royan !
Adieu Cancale ! Adieu Marennes !
Tu sèches bientôt de dépit
dans la barque ou dans la voiture,
où tu perds sous un grès maudit
la liberté de la Nature.
Et quand le poignet assassin
de la trop robuste Jeannette
tourne et retourne dans ton sein
le fer courbé d'une serpette
à chaque attente du trépas
ta chair se contracte à mesure,
tes cris ... que nous n'entendons pas,
sont entendus de la Nature.
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On faisait à cette époque une grande différence, nous
apprend l’Almanach des Gourmands de 1803, entre les huîtres qui
parvenaient à Paris par bateau ou par voiture. Ces dernières se vendaient en
cloyères dans la vieille rue Montorgueil, qui fut bien longtemps le principal
centre de ces fruits de mer. Ils étaient « la préface obligée de tous les
déjeuners d'hiver » et étaient relevés d'une pointe de poivre ou d'un jus
de citron, mais on les accommodait également suivant certaines recettes.
Depuis l'époque de Napoléon 1er,
l'ostréiculture a fait d'immenses progrès ; on a, depuis déjà un certain
temps, pris l'habitude de manger des portugaises, mais rien n'égale la délicate
marennes ou la fine bélon, dont nos pères se régalaient.
Roger VAULTIER.
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