e beau volume que remplirait la reproduction de
l'échange d'arguments poursuivi depuis le matin de ce jour-là dans la petite
ville de Soledad entre don Ricardo, richissime éleveur de l'endroit, et señor
Martinez, représentant local aux compétences multiples et d'ailleurs
tout-puissant des autorités mexicaines, eût pu servir de « digest »
de tout ce qu'il est utile de savoir sur les règlements de l'administration en
vigueur dans la basse Californie, pour autant, du moins, qu'ils régissent
spécialement l'élevage du mouton, avec y compris les formalités à observer pour
son importation et son exportation. Seul le langage un peu trop fleuri et
coloré qui épiçait l'ample discussion à certains de ses grands moments eût
empêché de mettre cet excellent ouvrage entre toutes les mains. Soledad, dont
le bureau de señor Martinez et la grande taverne blanche au vaste portail
arrondi en style colonial espagnol furent tour à tour le siège de ces véhéments
pourparlers, est un petit établissement tout ensoleillé du littoral de la Bahia
Pequeña, qui forme elle-même une partie de la côte extérieure de la Californie
mexicaine. Vu de notre navire, paisiblement mouillé au large, l'endroit
présenta sous le ciel d'un beau bleu remarquablement foncé cet aspect
pittoresque et si attrayant des villages à maisons de construction ancienne et
blanchies à la chaux de la « tierra caliente », où la rare végétation
de steppe plus ou moins désertique des environs s'enrichit de la présence de
quelques bouquets de palmiers. Car il faut se rappeler que la basse Californie
est un pays sec et pauvre, presque uniquement habité par des Indiens
nonchalants peu habitués au travail et fort peu enclins à s'y adonner ...
Mais, à la nuit tombante, notre capitaine perdit patience et
me fit retourner à terre pour m'enquérir une fois de plus des résultats obtenus
par don Ricardo.
À mon arrivée, les deux caballeros, toujours en plein
désaccord, continuaient de plaider à la taverne, où, dans une atmosphère
infernale de fumée de cigarettes, un piano mécanique ne parvint qu'à faire
monter les voix d'une nombreuse clientèle mâle aux immenses sombreros, adonnée
avec passion aux divers jeux de hasard du pays, mais passant apparemment le
plus clair de son temps en violentes disputes qui risquaient à tout moment de
dégénérer en bagarres. Le milieu était suggestif et permettait facilement
d'imaginer l'existence dans les parages de vastes organisations de contrebande.
En me voyant traverser la grande salle mal éclairée,
don-Ricardo me fit un signe discret et quitta son interlocuteur sans essayer de
cacher son air dégoûté. Il prit la direction de la mer et s'arrêta à l'ombre
d'un de ses hangars à laine, où un Indien semblait l'avoir attendu. Après à
peine quelques paroles, celui-ci disparut dans l'obscurité, ce qui me fit deviner
que les dispositions prévues pour le cas d'un échec des trop longs pourparlers
avec le représentant des autorités étaient déjà en voie d'organisation.
Le fait était que don Ricardo avait fait venir de Sidney à
très grands frais une douzaine de moutons de forte taille, issus du croisement
d'une race australienne avec, si mes souvenirs sont bons, des Lincolns anglais.
Les belles bêtes avaient supporté la longue traversée du Pacifique dans
d'excellentes conditions et nous avaient été embarquées à Balbao, où le
transitaire avait profité de leur séjour à terre pour les remettre au régime de
nourriture fraîche. De son côté, le vendeur australien avait garanti que ces
bêtes s'adapteraient particulièrement bien au climat sec de la « tierra caliente »
de l'arrière-pays de Soledad, où don Ricardo possédait ses importants élevages.
L'analogie du climat et, dans une certaine mesure, de la végétation de ce pays
avec ceux des terres d'élevage du fournisseur semblait d'ailleurs corroborer
son idée. Nous avions prévu devant Soledad, pour le débarquement des bêtes, une
escale de deux heures au plus, et voici que señor Martinez, en l'occurrence préposé
aux services vétérinaires du gouvernement, après avoir relevé l'absence sur le
certificat de santé des bêtes du visa consulaire mexicain de Balbao, nous
refusait l'autorisation de les mettre à terre. C'était son droit, mais, étant
donné les circonstances, la valeur des bêtes surtout, on aurait pu les mettre
en quarantaine dans un « lazareto » improvisé, et même alors son obstination
n'aurait pas manqué de ridicule, car l'état de santé des animaux était parfait,
et à Balbao ils n'avaient été en contact avec aucune autre bête.
Mais, après toute cette journée d'attente, la question,
quant à nous, devint épineuse, car les frais journaliers du vapeur se montaient
à l'époque à 6.000 francs, et notre perte de temps dépassait déjà,
commercialement parlant, ce que le transport des moutons nous permettait de lui
consacrer. De plus, nous étions en pleine saison des coups de vent de sud-ouest
très redoutés par les navires au mouillage sur les rades ouvertes de ces côtes.
Don Ricardo comprenait fort bien toutes nos raisons de
presser ; aussi m'étonnait-il par le sourire décidé avec lequel il
encaissa l'accueil plutôt orageux que nous fit le capitaine. La minute après,
nous étions réunis dans la chambre de veille, où il nous fit avec volubilité
l'exposé d'un plan d'action que, penché sur la carte, l'air bien peu
enthousiaste, le capitaine finit par accepter. Nous fixâmes comme lieu de rendez-vous
un point de la côte à 30 milles environ au nord de Soledad, et une fois encore
je quittai le bord, emportant avec moi de multiples recommandations du
capitaine, qui prévoyait les pires complications.
Silencieux, pour une fois, don Ricardo m'accompagnait à la
sortie nord de la petite ville où il me quitta. Au large, les feux clairs, le
navire avait appareillé et fit route au nord. En une heure au plus, la lune
allait se coucher. Je continuais ma route à travers un pays à peu près nu, dans
lequel me frappait, en dehors de quelques énormes cactées, la présence assez
fréquente d'une belle plante à tige épaisse et plus ou moins courte, couronnée
d'une large touffe de feuilles étroitement linéaires, d'où surgit sur de
nombreux individus une haute panicule couverte de fleurs blanches, dont je mis
quelques-unes dans mes poches. Elles me permirent, par la suite, de trouver
qu'il s'agissait du Dasylirion texanum, appartenant à un genre de
Liliacée dont certaines espèces ont été acclimatées dans le Midi de la France.
Arrivé au pied d'une hutte, je perçus très faiblement au sud-est le bruit de
moteur d'une voiture. C'était don Ricardo. Un Indien conduisait. Ils amenaient
une de ces vieilles Ford hautes sur pattes universellement en usage à l'époque.
Celle-ci était transformée en camionnette et roulait avec un bruit de ferraille
angoissant; Quand je m'y installai, un faible bêlement de mouton révéla la
nature du chargement, d'ailleurs soigneusement recouvert de pièces de laine à
larges-rayures coloriées du genre de celui que portent les Indiens du pays. La
voiture peina dans le mauvais sable rocailleurs, grinçant affreusement quand
l'Indien changea de vitesse et embardait sans cesse pour éviter les cactées et
surtout la grosse plante du pays ...
« El sotol, me dit don Ricardo. Ses grandes
panicules reviennent tous les trois ou quatre ans et sont pleines de sève
sucrée. On les coupe à la « machete » et les moutons en mangent la
moelle. Très vite ils apprennent à se servir eux-mêmes. Cette nourriture est
suffisamment désaltérante pour dispenser les bêtes de boire, ce qui vous dit
son importance pendant la saison sèche. C'est grâce au sotol qu'on peut faire
de l'élevage par ici ... Les jeunes panicules sont d'ailleurs un excellent
légume. Nous le préparons dans un trou de terre chauffé à la façon d'un four à
pain par un bon feu que l'on retire dès que la chaleur est jugée suffisante, en
ayant soin toutefois de bien recouvrir de braise incandescente aussi bien les
parois que le fond. Le tout est alors rempli de panicules convenablement
découpées qu'en guise de couvercle on recouvre d'une couche de terre. Après dix
à douze heures de cuisson, le sotol est prêt pour la consommation. Il est alors
bien brun, succulent et d'un goût excellent. Dans cet état, on peut le
distiller pour obtenir du « mescal », l'eau-de-vie au goût pénétrant,
très forte, que vous avez vu consommer à la taverne. Elle enivre très vite, ou
plutôt elle assomme comme un coup de massue, phénomène particulièrement
apprécié par les péons qui viennent en ville et d'autres fins connaisseurs du
pays ... Bien préparées, les feuilles du sotol donnent aussi une espèce de
grosse toile rude, très en usage par ici, et d'ailleurs tous les cordages de la
basse Californie en viennent ... »
Mon rôle, entre temps, n'était pas des plus aisés. Il
s'agissait de trouver un certain point de la côte tout en roulant sans feux à
l'intérieur d'une espèce de steppe sèche très vallonnée avec pour tout
instrument de navigation la Polaire et le compteur de milles d'une voiture
conduite, avec maestria d'ailleurs, par un Indien, dont l'instinct de primitif
lui fit éviter sans d'incessantes embardées les accidents de terrain les moins
visibles. Ce point surtout me fit craindre pour la justesse de mon estime. Pour
éviter finalement d'aller trop loin, je fis prendre la direction de la mer. Mes
craintes grandissaient avec la durée de ce dernier parcours, mais elles prirent
fin avec l'apparition encore bien au nord d'un lointain signal morse. C'était
le scott du vapeur. Je répétai le signal en bonne direction au moyen des phares
de la voiture, puis nous longeâmes la mer jusqu'au moment où un autre signal
plus discret nous parvint d'un petit cotre invisible mouillé assez près de la
barre. Débarqués à la nage avec le bout d'une longue drisse, trois Indiens nous
firent stopper. C'était l'endroit du rendez-vous. Deux des hommes disparurent
pour faire le gué, pendant que sans autre forme de procès le troisième se mit à
haler sur la drisse et bientôt fit échouer sur la plage le premier des précieux
moutons australiens de don Ricardo. La drisse fit alors va-et-vient jusqu'à
l'arrivée du dernier de ses compagnons, puis les bêtes sans valeur de la
camionnette prirent le chemin en sens inverse. Ce travail ne se fit pas sans
résistance et force bêlements de la part des moutons apeurés et tremblants
devant le bruit des rouleaux de la barre. Un à un, nous fûmes obligés de les
pousser jusqu'au point où celle-ci les soulevait. Ce fut un soupir de
soulagement général quand nous vîmes partir le dernier.
Je fixai enfin la drisse à ma ceinture. Don Ricardo vint
avec moi jusqu'à la barre, où, en guise d'adieux, nous nous serrions les mains
en nous tapant dans le dos à la mode sud-américaine. Les hommes du côté
halèrent avec tant de force que je me maintins sans effort à la surface de
l'eau. Je me débattais néanmoins pour effrayer les requins, dont la présence
éventuelle m'avait préoccupé depuis le début de nos opérations. Mais tout se
passa bien. Une minute après mon arrivée à bord du cotre, les Indiens amenés au
bout de la drisse en enjambaient le bordé pendant que le moteur, déjà en route,
nous poussait vers le vapeur resté à bonne distance à cause des hauts-fonds qui
s'étendent très loin devant cette partie de la terre. On piquait quatre heures
sur la passerelle quand j'escaladai l'échelle de pilote du vapeur, cependant
qu'en deux palanquées les moutons déjà ramassés dans des filets furent hissés à
bord ...
Sous le magnifique ciel de la Californie nous nous dirigions
toute la journée suivante vers le nord pour rejoindre la rade de Santa Maria,
un petit port mexicain situé en pays montagneux près du cap de Punta Eugenia,
où nous jetions l'ancre vers la fin de la nuit.
Et ici, rompant pour une fois avec les confortables
habitudes pourtant bien établies des lieux, le préposé aux douanes avait à
peine attendu le lever du soleil pour se présenter à bord. Sa première question
fut de s'informer des douze moutons australiens dont l'administration avait
interdit le débarquement à Soledad ...
Et, pendant longtemps encore, ce voyage-là, les parois du
carré furent témoins de nos éclats de rire au souvenir de l'air stupéfait du
brave homme quand il s'était trouvé en présence de nos douze moutons
paisiblement assemblés près du gaillard et occupés à brouter leur foin ...
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
|