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Le fusil-mystère

1841.

— Les gazettes annoncent que la Prusse a adopté pour son armée « un fusil se chargeant par la culasse ». Elles ajoutent que l'on connaît assez les défauts de tels systèmes, « absolument condamnés en tant qu'armes de guerre ».

La France, elle, vient de remplacer les vieilles batteries à silex par des batteries à percussion (capsules), excellente modification qui ne saurait être dépassée de longtemps ; mais le chargement se fait toujours par la gueule.

Néanmoins, les états-majors s'inquiètent quelque peu. On fait ce qu'il faut pour obtenir un exemplaire de la nouvelle arme prussienne — qui, paraît-il, ne « bascule pas ».

Les émissaires reviennent bredouilles. Il s'avère que le fusil n'a encore été distribué qu'à de rares unités de la garde royale.

C'est seulement en 1848 que l'armée commence vraiment à en être dotée, mais après la première guerre avec le Danemark.

Pourtant, on arrive à reconstituer une silhouette du fusil, dont un certain Nicolas Dreyse (1) est l'inventeur et qu'il fabrique dans sa manufacture de Sœmmerda.

Effectivement, le canon ne bascule pas ; la culasse seule est mobile. C'est une sorte de gros verrou cylindrique, se déplaçant dans une ouverture grâce à un levier de manœuvre. La détente lâche vers l'avant, à l'intérieur de cette culasse, une longue aiguille qui communique le feu à la charge en frappant une amorce de poudre fulminante placée dans la cartouche (laquelle a été introduite dans le tonnerre lors du retrait de la culasse).

On ignore d'ailleurs tout de ces « détails » que sont :

    a. La constitution de la cartouche ;
    b. Le mécanisme de culasse ;
    c. Le système de verrouillage, etc ...

Cette ignorance est si grande que l'un des meilleurs spécialistes de l'époque donne, en 1860, dans son ouvrage sur les nouvelles armes rayées, une image étrange du fusil à aiguille : dans la vue d'ensemble, le cran destiné à arrêter la base du levier de manœuvre à la position de fermeture se trouve à droite ; dans la vue de détail, il est à gauche (la gravure sera reprise en 1866 au Grand Larousse du XIXe siècle).

Aucune précision, d'ailleurs, sur l'étanchéité. Un auteur écrit : « Cette arme, dont le chargement est fort rapide, peut manquer de solidité. C'est à l'expérience de la guerre à décider si ses avantages compensent les inconvénients qu'on lui attribue. »

1864.

— Avril : l'expérience de la guerre — la campagne des duchés danois — va répondre : les troupes de Frédéric-Charles forcent les lignes de Duppel ; le Jutland est envahi. La conquête du Danemark est commencée.

Le fusil à aiguille de Dreyse vient de donner le Sleswig-Holstein à la Prusse. Le vieil armurier est anobli.

Du coup, c'est une belle émotion dans les milieux militaires européens. Comment, l'arme est donc vraiment utilisable ?

La France parvient à s'en procurer enfin un exemplaire. Ce qui a rendu la chose si difficile, en temps de paix, c'est que chaque arme, dans la série de son année de fabrication, est immatriculée pièce par pièce, jusqu'à ses vis (dont les têtes portent les deux derniers chiffres du matricule !). De plus, tout fusil reçoit un numéro d'ordre régimentaire, gravé sur la plaque de couche. Cet ensemble constitue une véritable immatriculation en partie double, ce qui assure un contrôle constant.

Au ministère de la Guerre, on lit sur un registre ad hoc :

« Série 1854. — Arme n°2043. — 32e régiment d'infanterie. — Fusil n°6113. »

Au 32e régiment, on lit sur un autre registre :

« Fusil n°6113. — Soldat X ... — Ne compagnie. — Arme n°2043. — Série 1854. »

Tous les changements successifs d'attribution, les mises en réforme, etc., sont consignés.

Le secret a été gardé ainsi pendant près d'un quart de siècle.

Mais maintenant, aux Tuileries, l'empereur Napoléon III, cinquante ans après son oncle — et ex-officier d'artillerie comme lui — examine un fusil se chargeant par la culasse. C'est l'arme de Nicolas Dreyse ...

1866.

— C'est la foudroyante guerre austro-prussienne.

Les alliés de l'Autriche sont balayés ; le 29 juin, l'armée hanovrienne capitule à Langensalza ; cinq jours plus tard, l'armée bavaroise est mise en déroute à Kissingen ...

Le 3 juillet, l'armée austro-saxonne, commandée par Benedek — 250.000 hommes — est écrasée à Sadowa, en Bohême, par Frédéric-Charles et le prince royal de Prusse, joignant sur le champ de bataille leurs 280.000 hommes. Les vaincus perdent 40.000 tués ; le reste reflue sur Vienne ; l'armistice sera signé le 22 juillet, à une étape de la capitale.

Le fait nouveau a été celui-ci :

L'infanterie prussienne tire commodément, bien abritée ou couchée, alors que l'infanterie autrichienne doit — debout sous un feu infernal — charger à la baguette ses vieux flingots à piston.

L'éclatante supériorité du fusil à aiguille n'a plus besoin d'être démontrée. C'est un coup de tonnerre qui, dépassant les milieux militaires, atterre l'opinion.

À Paris, un homme ne s'émeut pas ; c'est l'Empereur : l'armée française va bientôt avoir mieux !

Dans le plus grand secret, au cours d'essais qui se sont poursuivis au camp de Châlons depuis le début de l'année, une arme extraordinaire a été mise au point à partir du fusil prussien.

Devant l'état-major, Napoléon III, le regard impénétrable, expose en technicien :

— Nous avons décidé, messieurs, l'adoption du fusil Chassepot. (Sourires discrets dans l'auditoire, drôle de nom.) Il se charge par la culasse, comme le fusil prussien qui vient de faire tant de bruit. (Un temps de silence.) ... Il présente sur ce dernier certains avantages qui sont tout à l'honneur de son inventeur, M. Chassepot, contrôleur d'armes à Saint-Thomas-d'Aquin. (Attente manifestement incrédule.)

L'empereur marque une pause, puis :

— Ce fusil, qui sera le modèle 1866, comporte un temps de moins dans la charge (Moue peu admirative des généraux), il pèse 1 kilogramme de moins (Éveil très net d'attention), tire deux fois plus vite, soit dix coups à la minute, effectivement et non en théorie. (Les yeux s'écarquillent.)

Napoléon conclut négligemment :

— ... Et il porte trois fois plus loin, c'est-à-dire à 1.800 mètres. (Brouhaha.)

L'Empereur tend le bras à un aide de camp ; celui-ci lui remet la légère arme, que le souverain passe à ses auditeurs en la tenant par la poignée.

Et l'exposé continue :

— Nous attirons votre attention, messieurs, sur le fait que M. Dreyse n'avait adopté qu'une solution de fortune pour assurer l'étanchéité de son arme. (Silence respectueux.) Ne pouvant éviter les crachements à la jonction de la culasse et du canon, il pensa, pour protéger le visage du soldat, à les rejeter vers l'avant en faisant recouvrir l'extrémité du tonnerre par celle de la culasse, procédé dont le manque d'élégance ne saurait vous échapper. M. Chassepot a rétabli les choses dans leur ordre logique : la culasse de son fusil pénètre dans le tonnerre, mais elle porte à sa partie antérieure un anneau de caoutchouc qui, se dilatant sous la pression des gaz, obstrue complètement le dispositif vers l'arrière. Nous avons nommé M. Chassepot chevalier de la Légion d'honneur.

Hélas ! le fusil Chassepot — père de toutes les armes modernes — ne devait jamais, lui, être une arme secrète ...

Dès 1868, date de sa mise en service, la Prusse, grâce à Wilheim Stieber, son « roi des espions », possédait le sensationnel engin. Stieber l'avait tout simplement « importé », démonté, dans les trois malles qui l'accompagnaient comme bagages ordinaires, lorsqu'il rentra en Prusse ...

Sedan et Metz devaient du reste livrer aux vainqueurs les deux tiers du stock. Des généraux incapables n'avaient pas su tirer le moindre parti de l'extraordinaire supériorité du Chassepot sur le Dreyse.

Aussitôt la guerre terminée, l'armée du nouvel empire allemand recevait d'ailleurs le fusil Mauser, modèle 1871, décalque du Chassepot, mais avec un temps de moins dans la charge.

Le vieux fusil Dreyse, après un règne d'un tiers de siècle et trois guerres victorieuses, prenait enfin sa retraite.

Il avait été la première arme secrète du monde pendant vingt-trois années.

Le record ne sera pas battu.

R.-L. COTTARD.

(1) Voir « Un projet de Napoléon », n° d'août 1952.

Le Chasseur Français N°667 Septembre 1952 Page 574