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En tournant les pages

Alain — quatre ans — est allé prendre le beau livre et, l'ouvrant sur mes genoux :

— Regardons la chasse, grand-père, m'a-t-il dit. L'ouvrage s'étale, montrant à chaque page, en belles planches dues au crayon d'un dessinateur réputé, tout le gibier de notre beau pays de France. Voici d'abord le bois : les jolis chevreuils, à l'allure si légère et intelligente ; les cerfs, un grand cerf qui brame, tête levée ; un autre, à la nage dans l'étang, dressant ses dix cors au-dessus de l'eau calme, avec toute la meute dans son sillage ; les gros sangliers sautant un layon. Puis les lièvres, avec leurs grandes gigues : celui-ci faisant la culbute sous le plomb, cet autre dressé sur son derrière :

— Il fait le chandelier, celui-là, me dit Alain. Et c'est bien vrai ; c'est l'expression consacrée.

Voici, à présent, la troupe amusante et espiègle des lapins ; les faisans, les beaux faisans.

— Ça, me dit Alain, c'est le faisan vénéré.

En effet, c'est bien lui, superbe, avec sa queue qui n'en finit pas, presque hors nature et « qui doit bien le gêner pour voler à travers les arbres », me dit encore mon petit bonhomme. Puis la bécasse, avec son grand œil sombre plein de mystère et de mélancolie comme les soirs d'automne ; et les ramiers sauvages aux vols parfois immenses.

Maintenant, la plaine : les perdrix grises, avec un vieux coq dressé, montrant fièrement le fer à cheval de son jabot et appelant les jeunes : « kirieck, kirieck » ; les rouges qui font : « cat-catcha, cat-catcha » ; et les cailles qui piètent dans le chaume qu'elles font retentir de leur « paie-tes-dettes » répétés.

— Et ça, mon petit, qu'est-ce que c'est ?

— Des canepetières.

Oui, des canepetières, dont je fis, il y a quelques années, un joli doublé, exploit jamais plus renouvelé tant ces oiseaux sont farouches.

Et voici le marais. Le marais avec tout son gibier le plus varié et le plus beau. C'est le colvert — à tout seigneur tout honneur — qui ouvre la marche.

— Ça, c'est le mâle, me dit Alain, et ça la cane. Il ne se trompe pas et les connaît bien, allez. Puis les sarcelles : leur bande agile s'envole des roseaux, montant droit au ciel. Ensuite ça va filer, je vous assure. Ici, les milouins.

— Et celui-là, avec sa longue queue, dis un peu, Alain ?

— Un canard pilet.

Puis un splendide couple de tadornes. Aussitôt Alain me dit :

— Raconte-moi le canard tadorne, grand-père.

— Mais je te l'ai raconté au moins vingt fois, mon petit.

— Raconte, raconte encore, rien qu'une fois.

— Bon, allons-y. C'était à Bas, cet hiver où il fit si froid, si froid. Il y avait de la neige et de la glace partout et tout le monde restait dedans à se chauffer.

— Mais pas les chasseurs, hein ! grand-père ?

— Non, pas les chasseurs. Donc, je suivais la Loire et j'étais passé à la « France » où tout était pris. Tu sais bien où c'est, la France ?

— Bien sûr ; c'est là où papa va à la pêche et attrape beaucoup de tanches.

— C'est ça. Donc, à la France, tout était gelé. Alors je descends plus loin et, sur le petit bras d'Os, au gué où l'on passe pour aller dans l'île, je vois nager un canard. Je m'approche autant que je peux et puis : pan ! Il reste sur l'eau, les pattes en l'air, et Duc, qui marchait derrière moi, part à la course et va le prendre : un beau canard, presque tout blanc, avec un cou luisant comme celui d'un colvert, du marron sur les ailes, le bec et les pattes roses. Et devine ce que c'était ?

— Un canard tadorne.

— Justement, un canard tadorne. Je n'en avais jamais tué et, d'ailleurs, n'en ai jamais rencontré d'autre depuis. Quand je le montrai à d'autres chasseurs qui, eux non plus, n'en avaient jamais vu, ils le trouvèrent si joli qu'ils ne voulurent pas croire à un vrai sauvage : « C'est un oiseau échappé de quelque parc », disaient-ils. Et le fait est que c'est un bien beau canard, exactement comme celui que tu vois là sur le livre, et qui n'a pas l'habitude de fréquenter les rivières. On le trouve plutôt sur les bords de la mer ou les grands étangs maritimes. Comment celui-là était-il venu échouer là-bas ? Il est vrai que, cet hiver-là, le grand froid avait chassé le gibier d'un peu partout et qu'on tombait parfois sur des oiseaux qu'on n'avait jamais vus.

On tourne les pages. Après le tadorne, voici les macreuses, les vraies, celles qui vivent sur les bords de mer. Elles sont là à se faire ballotter par les vagues qu'elles ne craignent point. Puis les oiseaux de grèves. Alain a reconnu tout de suite à son grand bec courbé le grand courlis ! pas bien fameux comme gibier celui-là. Ici, des oies ; et, à la page suivante, les bernaches, les « bernaches cravants », précise mon petit compagnon. Il y en a, paraît-il, des vols immenses sur les côtes bretonnes, notamment en golfe du Morbihan.

Et l'on continue : bécassines, râles, vanneaux, poules d'eau, foulques se succèdent dans des attitudes pleines de vie.

— Et celui-là, Alain, avec sa belle collerette ?

— Un chevalier gambette.

Tous, il les connaît, je vous dis, tous. On arrive aux pluviers.

— Ah ! les pluviers dorés, grand-père ; raconte-les-moi. Ça y est. Il faut recommencer une autre histoire combien et combien de fois racontée déjà. Pourtant je m'exécute.

— C'était à M ..., au mois d'octobre.

— Il y avait beaucoup de brouillard, continue Alain, qui sait l'histoire par cœur.

— Oui, beaucoup de brouillard, et je montais vers les bois dans l'espoir d'y voir des grives et de ramasser des bolets. Tout à coup, dans le brouillard, je vois passer un vol d'une dizaine d'oiseaux qui traversent la route et vont se poser dans un pré au-dessus du canal. Je me demandais ce que ça pouvait bien être. Je me baisse et m'approche jusqu'au talus sous lequel passe le canal ; là je m'arrête et, en levant la tête, je vois mes oiseaux immobiles, plantés sur leurs hautes pattes, sans pouvoir reconnaître ce que c'était, car on ne voyait que des silhouettes confuses et grisâtres. Ils étaient bien un peu loin, me semblait-il ; mais je ne pouvais m'approcher davantage. Alors j'ai tiré ; ils sont partis, mais il en est resté deux sur le pré. Et c'étaient ...

— Des pluviers dorés, dit Alain.

— Oui. Et comment, ceux-là aussi, étaient-ils venus se perdre par là où il n'en passe jamais et où aucun chasseur n'en a jamais vu ? Ce sont, surtout, des oiseaux de grève ou de grandes plaines marécageuses. Mais ils avaient dû deviner le mauvais temps, car, le surlendemain, de formidables tempêtes ravagèrent les côtes et les plages un peu partout.

Voici le dernier des oiseaux d'eau : le grèbe. Petits castagneux si amusants à voir plonger et les grands grèbes huppés, tous oiseaux immangeables. Je rencontrai, précisément cet hiver-là, un chasseur paysan qui venait de tuer un grand grèbe, oiseau inconnu dans la région. Il me le montra, le baptisant canard, et tout fier d'avoir abattu un aussi gros gibier dont il escomptait un succulent rôti.

— Ce n'est pas un canard, lui dis-je ; voyez ce bec droit, rond et pointu ; les canards ont le bec plat. Et ça, ça ne vaut rien.

Il ne voulut point me croire, montrant le long cou, le duvet, les pattes palmées de l'oiseau. Mais quand, quelques jours plus tard, je lui en demandai des nouvelles :

— Quelle saleté, me dit-il, vous aviez bien raison ; personne n'en a voulu, pas même les chiens.

— Moi, je n'en tuerai pas des grèbes, dit Alain, c'est trop mauvais.

Le livre s'achève avec la montagne.

Sur un rocher, un chamois est dressé, tandis que chèvre et chevreau sont couchés à ses pieds. Il inspecte la montagne, le nez au vent et cornes hautes. Un grand précipice s'ouvre au bord du roc, d'où l'on croit entendre monter la voix profonde des cascades fumantes. Ici, à l'orée d'un bois de sapins, deux grands oiseaux à la queue fourchue se livrent bataille.

— Les coqs de bruyère, annonce mon chasseur en herbe.

À côté, se tient la poule, objet du combat.

Encore quelques pages : des aigles tournoient dans le ciel ; des marmottes jouent ; et là, les lagopèdes, ou perdrix blanches, se confondent avec la neige d'alentour, tandis qu'un lièvre immaculé, sauf le bout de ses oreilles, est assis à les regarder.

Et c'est fini. Nous avons fermé le livre ; le beau livre où le chasseur peut retrouver, en tournant les pages, tous les souvenirs des années révolues ; où chaque différent gibier fait renaître quelque lointain et heureux exploit, quelque coup de fusil rare et dont on se souvient longtemps, et qu'on raconte, avec un plaisir toujours renouvelé au cher bambin qui, tout oreilles et les yeux ravis, les écoute, en attendant que, lui aussi, un jour ... Mais, hélas ! comme on sera vieux, alors !

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°668 Octobre 1952 Page 579