Quatre, c'est-à-dire deux fois deux. La draine et la grive
musicienne se reproduisent en nos régions, tandis que la litorne et le mauvis,
qui nous arrivent en octobre du Nord de l'Europe où elles ont niché, continuent
leur route vers les contrées méridionales pour y passer l'hiver et remontent
vers la fin de février ou le début de mars, regagnant par étapes le pays de
leurs amours. Et c'est tout ce que la France et même l'Europe ont à nous offrir
dans cette mélodieuse et savoureuse famille qui a de proches parents, également
méritants, en Asie et dans l'Amérique du Nord.
À tout seigneur tout honneur. J'ai cité en premier lieu la
draine, qui le mérite par sa taille, son courage et la précocité de ses chants.
C'est la plus grosse de nos grives, un bel oiseau qui, pour la prestance,
l'emporte sur le merle et qui est revêtu de l'uniforme familial : un
manteau brun olivâtre, d'un ton plus gris toutefois que celui de la grive
musicienne, et sous une poitrine légèrement roussâtre, un gilet presque blanc,
ponctué de ces taches brunes auxquelles, puisqu'on les retrouve chez toutes ses
congénères, on a donné le nom de grivelures.
C'est un personnage quelque peu sauvage et farouche, qui
aime la liberté des campagnes isolées et des forêts solitaires et montagneuses.
Très tôt, dès le milieu de l'hiver, elle les anime de son chant saccadé,
fréquemment interrompu et repris, où résonne toujours une note de défi qui le
distingue de celui du merle, auquel il ressemble beaucoup par ailleurs. Elle a
parfois aussi, surtout quand elle semble hésiter à lancer sa vigoureuse
strophe, quelques sons qui la feraient confondre avec le loriot. On l'entend
fréquemment à la cime d'un arbre, dans les bourrasques du vent d'ouest qui
s'essaye, sans y parvenir tout à fait, à étouffer de son accompagnement forcené
ses notes éclatantes et graves. Cette habitude lui a valu son surnom anglais de
stormcock (coq des tempêtes) ; mais, pour nos voisins insulaires
comme pour nous, elle est surtout the missel-thrush (la grive du gui).
Seule, en effet, avec la minuscule mésange bleue, elle se régale des baies
gluantes et, comme leur consistance mucilagineuse les préserve des ferments
intestinaux, elle les ... libère à peu près intactes et contribue à la
propagation de cette plante parasite, qui n'a guère à son actif que les
ressources alimentaires qu'elle fournit, en hiver, à ce vaillant oiseau. Son
chant de février prélude à sa première nichée, qui a lieu de très bonne heure,
quand les arbres sont encore entièrement dépouillés de leurs feuilles. En
forêt, au bord des ruisseaux, sur un grand arbre, ou parfois dans un vieux
verger, sur un pommier ou un poirier à l'enfourchure d'une grosse branche, elle
place son nid assez volumineux, qu'elle ne songe pas à cacher, sinon en
l'habillant extérieurement des lichens et de la mousse qui couvrent la branche
même où elle l'a installé. Elle en agglutine les matériaux, feuilles, mousse,
herbes, radicelles, avec un mortier de sa composition, mais elle ne sait pas en
polir l'intérieur comme la grive commune et se borne, à l'instar du merle, à le
doubler d'une couche d'herbes fines, fraîches ou sèches.
Sa nourriture, comme celle de toutes les autres grives, est
tout à la fois animale et végétale : vers, limaçons, qu'elle cherche sous
les feuilles en les retournant sans répit ; escargots, dont elle écrase la
coquille en les frappant du bec sur de grosses pierres — j'ai eu dans mon
jardin de ces « enclumes à grives » fréquentées par l'espèce commune,
qui est alors très amusante à observer ; baies d'aubépine, prunelles,
sorbes, alises, fruits de sureau, de genièvre et de lierre, figues et raisins,
dans les régions méridionales. À la draine appartiennent en seule propriété le
gui et les fruits vénéneux de l'if, que ses compagnes paraissent dédaigner.
Elle fait une seconde nichée en juin, qu'elle annonce par de
nouveaux chants. Mais, en cette saison, elle n'est plus seule à se faire
entendre, comme aux jours froids de février ; nombreux sont les chanteurs
ailés qui égayent alors la nature, et, parmi eux, dès mars, une artiste d'un
talent supérieur au sien : sa proche parente, la grive musicienne.
Qu'y a-t-il dans le chant de cet oiseau qui puisse émouvoir
notre cœur au point où il l'émeut ? Je ne connais, pour ma part, que les
pathétiques modulations du rouge-gorge pour faire surgir au fond de nous-mêmes
cette source insoupçonnée de mystère et de rêverie. Toussenel, ce féroce
contempteur de tout et de rien, trouve des accents lyriques pour décrire ses
souvenirs de jeunesse, liés au chant de la grive, dans les bois de la Meuse :
« Les heures les plus heureuses et les mieux employées de ma vie ...
par ces douces soirées de mars ... où le deuil est encore aux rameaux
dépouillés des hêtres, mais où déjà la sève d'amour circule activement dans les
veines de tout ce qui a vie, où de larges bouffées d'air tiède, saturées des
senteurs mielleuses des marsaules, s'exhalent tout à coup du sol et trahissent
le travail souterrain du printemps. »
Le chant de la grive n'est cependant pas, comme celui du
rouge-gorge, empreint d'une expression de tristesse et de regret. Bien au
contraire, ses notes scandées, généralement répétées trois fois de suite, sont
pleines de vie et de gaieté, et, de plus, extrêmement variées. Un jeune paysan
infirme de la vallée de Cleurie, entre Remiremont et Gérardmer, Xavier Thiriat,
qui finit ses jours libraire dans la première de ces deux villes après avoir
étudié sa région en naturaliste passionné, a eu la patience de noter ces
variations de la grive et n'en a pas trouvé moins de trente. Ce n'est pas
cependant, bien qu'elle y soit pour quelque chose, cette variété qui en fait le
charme extraordinaire, c'est surtout, je crois, son timbre émouvant et sonore
qui porte très loin dans la campagne encore vide, en y faisant passer tout le
mystère de la fraîche sauvagerie forestière, comme un appel enchanté du
printemps qui s'éveille.
Cette admirable artiste niche souvent à peu de hauteur, dans
une haie, un jeune sapin, un arbuste quelconque. Son nid, unique dans le monde
ailé, est digne par sa beauté du talent de celle qui le construit.
Extérieurement il ressemble à celui du merle et de la draine, mais l'intérieur
est une coupe arrondie d'un mortier parfaitement lisse et poli qu'elle fabrique
avec des raclures de bois, de la bouse de vache et de la terre humide, gâchées
fort habilement avec sa salive et sans garniture aucune. De beaux œufs
bleu-turquoise tachés de quelques points noirs au gros bout y reposent deux
fois par an. Tant de beauté n'a pas manqué de séduire le vil personnage qui,
pour faire élever gratuitement sa progéniture parasite, ne craint pas d'enlever
à un certain nombre d'oiseaux un de leurs œufs pour le remplacer par le sien.
Le nid de la grive est un de ceux que choisit le coucou pour se livrer à ce
rapt odieux, ce qui m'a valu, quelquefois, la trouvaille, en plein bois, de ces
beaux œufs absolument intacts, déposés ainsi à terre, avec des ménagements
ironiques, par leur cynique ravisseur.
La draine est chez nous sédentaire, quelquefois erratique.
La grive musicienne émigre, mais, comme elle est remplacée par ses congénères
plus septentrionales, nous ne restons jamais bien longtemps sans la voir. La
litorne et le mauvis ne sont nôtres que d'octobre à mars, avec de fréquents
déplacements, suivant les variations de la température. La litorne, la plus
forte des deux, est une belle grive au plumage plus varié que chez les autres
espèces : tête et cou gris cendré, dos brun, gorge et poitrine rousses
avec des grivelures plus nombreuses et plus serrées, ventre et croupion blancs.
Elle trouve à son arrivée, amplement fourni, « le grand fruitier de la
forêt », comme dit André Theuriet, et s'y cantonne d'abord. On les voit
s'envoler par bandes de la cime des grands sapins. Mais, à mesure que la
provende devient rare, elles se rapprochent des agglomérations et s'attaquent
aux senelles de l'aubépine dont les haies bordent les chemins. Par les grandes
neiges, elles s'aventurent dans les jardins et viennent rechercher dans le
mien, après les bonnets roses des fusains, les boules rouges du houx et les
fruits bleus du mahonia, dont les merles ont déjà presque débarrassé les
branches et jusqu'aux dernières baies des rosiers grimpants, dont elles ont
vite vu la fin. Des batailles épiques se livrent autour de ce maigre butin.
Mais la neige prend fin à son tour et nous pourrons, avant leur départ,
rencontrer les litornes dans quelque pré humide, chassant aux vers de terre,
toutes rangées en ligne et piquant du bec, avec un vif entrain, la terre
détrempée.
Le mauvis se distingue des autres espèces, tout d'abord, par
sa taille. C'est la plus petite de toutes nos grives ; la moitié d'une
draine, comme on dit quelquefois. On la distingue encore par son long sourcil
clair, par le dessous roux de ses ailes, par sa poitrine plus blanche, moins
tachée par des grivelures plus larges et moins nombreuses, qui n'atteignent pas
le ventre. Elle aussi voyage par troupes, mais fréquente assez volontiers les
bois plus bas et plus serrés. Parfois toutes se mettent à gazouiller dans un
chœur d'une jubilation cristalline. Elles arrivent avant les litornes et
repartent à peu près à la même époque, pour s'occuper de leurs amours et de
leurs nids, comme le font déjà chez nous, dès avant leur départ, nos deux
espèces indigènes.
Cri des grives, de toutes nos grives : trr, trr,
trr de la draine qu'on prendrait pour un troglodyte géant ; psitt
métallique et défiant de la grive musicienne ; lourds tcha-tcha-tcha
des litornes et longs sifflements des mauvis, pourquoi faut-il que vous soyez
le signal de massacres que nous déplorons ? Car nous vous aimons toutes
pour la beauté pathétique de votre chant que vous avez recueilli au cours de
vos lointains voyages et dans vos séjours en forêt.
Pierrette MAGNE.
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