eci est une histoire de pêcheur, certes, mais une
histoire vraie. Si elle a besoin de cette précision, c'est, dira le lecteur,
qu'elle est un peu « corsée ». Oui ! Et, si elle ne l'était pas,
je ne la raconterais pas, car, depuis bien des années, j'ai pris, au lancer ou
au vif, de très nombreux brochets et je pourrais confier à mes confrères
pêcheurs maints récits de captures, parfois bien amusantes, mais qui, à mon
sens, ne sortent guère de la banalité et ne méritent pas un récit écrit.
Or donc, entre le 1er et le 16 avril de l'an
dernier, période d'ouverture de la pêche au brochet, je me trouvais désœuvré un
dimanche après-midi et, malgré le temps très maussade, je décidai d'aller
prendre l'air, à défaut de poisson, et d'aller tremper une cuiller dans la
Somme. Armé de ma canne à lancer léger, j'arpentai donc, du côté d'Aubigny-sur-Somme,
le chemin de halage, et, sans grand espoir, mais avec application, lançai dans
le courant une cuiller, que j'avais choisie argentée avec un gros pompon de
laine rouge à l'hameçon triple, car, notez-le bien, le ciel était d'encre, et
le flot noir et rapide. Il pleuvait. Au trentième ou quarantième lancer, sans
aucun résultat, mon nylon (25/100) fit une perruque à une vingtaine de mètres
du bas de ligne. Fait extrêmement rare avec mon moulinet ; première
manifestation d'un destin malicieux, comme vous allez pouvoir en juger.
Pour débrouiller le nœud, pestant contre le sort et le
mauvais temps, je regardai du côté de la prairie longeant le chemin pour voir
si je pouvais y dérouler mon nylon. Mais la présence d'une clôture en barbelés
l'interdisait.
Choisissant instinctivement la solution du moindre effort,
je lançai dans la Somme les 20 mètres de fil libre et enlevai ma bobine,
laissant donc hameçon et cuiller reposer sur le fond en plein courant, me
disant : « Si, en récupérant, j'accroche et perds une cuiller, tant
pis ! Qui ne veut pas perdre de cuiller ne pêche pas au lancer ! »
La perruque supprimée, la bobine remise en place, le frein
réglé, je commençai à récupérer, et, comme je m'y attendais, je n'avais pas
enroulé un mètre de fil que je sentis une résistance nette, un peu élastique :
« Une herbe de fond, pensais-je, allons-y ! » Canne basse, je
tire un peu, un peu plus. « Tiens, ça vient ... » Et,
brutalement, en une seconde, le nylon se tend, la canne frémit, le frein crie,
et c'est la bagarre ! ... Bien que plutôt surpris, je réagis
immédiatement ; jugeant, à la chanson du moulinet et aux soubresauts de la
canne, que la « prise » était de taille respectable, je m'assurai
d'un coup d'œil que mon épuisette était bien accrochée à ma ceinture et
constatai que, 30 mètres en aval, je pourrais descendre le talus presque au
niveau de l'eau pour faciliter l'hallali.
La bête devait avoir aussi repéré le coin, car, à grands
coups de nageoires, elle fonçait par à-coups, descendant le courant.
« Bien nerveux pour la saison, me disais-je ; en
général, à la saison froide, les brochets viennent plutôt tranquillement à
l'épuisette. »
Je devais avoir bientôt l'explication de cette dépense
d'énergie.
Nylon tendu, curieux de voir, malgré l'eau trouble, ce que
je tenais, tout en descendant le courant, j'amenai un court instant, dans un
remous près de la surface, ma capture, et je vis, comme un éclair, un
magnifique brochet, tête basse, sa queue superbe ... adornée de ma cuiller
argentée à pompon rouge fichée dans la partie très postérieure de son individu !
Mon expérience et la logique me firent immédiatement
connaître l'issue obligée de l'aventure. Je savais que, malgré mes ruses et
précautions, l'animal se libérerait de son douloureux accrochage dans une
ultime cabriole. Et c'est effectivement ce qui se produisit.
Les pêcheurs expérimentés qui me lisent savent déjà que, par
un hasard extraordinaire, mon hameçon triple reposant sur le fond de la rivière
avait accroché un vorace dormant tranquillement dans les herbes. Et c'est là le
bizarre et l'inattendu de l'événement.
Le temps était de plus en plus mauvais. Vent et pluie
sévissaient. Heureux malgré tout d'une pareille aventure, tellement en dehors
des normes habituelles, je ployai mon matériel, non sans avoir observé le « théâtre
des opérations ».
Et je repérai l'endroit de l'accrochage.
De l'autre côté de la rivière, un buisson, plongeant ses
branches dans l'eau, ce qu'en Touraine on appelle une « bouillée »,
était, de toute évidence, le repaire du carnassier.
Vinrent la fermeture de la pêche, puis les beaux jours. Je
pensai souvent à « mon » brochet et, un beau dimanche du début de
juin, je vins sur les lieux, tranquillement, les mains dans les poches,
m'asseoir sur le chemin de halage et observer la rivière.
Une heure se passa, où je pus apprécier le chant des
oiseaux, le bruissement des branches et des insectes, la douceur du printemps.
Et, vers 17 heures, à l'endroit même où ma cuiller avait
déclenché la bagarre, pschtt ! un éventail, puis deux, puis trois, de
petits poissons sautant hors de l'eau. Une chasse merveilleuse et d'un
classicisme absolu !
« Parfait, me dis-je. Si un collègue ne me le souffle
pas, il est à moi ! »
Vint l'ouverture, que je fis, invité chez un ami possesseur
d'un étang genre aquarium, où les brochets mordent à tous coups, viennent comme
des souches et ne donnent aucun plaisir.
Je pensai à mon sauvage d'Aubigny et, un matin de la fin
juin, me levai à 4 heures pour me trouver au petit jour en face de la
fameuse « bouillée ».
Un brouillard léger flottait sur l'eau. Je mis une cuiller
blanche. Dix lancers sans résultats.
Le brouillard disparut, le soleil donna ; je mis une
cuiller dorée. Au cinquième, lancer, le nylon se tendit, le moulinet chanta
allègrement et le scénario classique se déroula tel que je l'avais maintes fois
imaginé depuis avril.
Après une classique et honnête défense, le « bestiau »
vint à l'épuisette. Il pesait exactement cinq livres, et, du premier coup
d'œil, le médecin que je suis constatai qu'il portait à dix centimètres de sa
nageoire caudale la trace d'un hématome cicatrisé, dont je connaissais bien
l'origine.
Jamais dans ma carrière de pêcheur une capture ne me causa
autant de satisfaction. Les vieux « mordus » me comprendront, et ce
n'est certes pas pour eux, mais bien pour les débutants que je me permets de
tirer quelques conclusions de cette anecdote vécue :
Le brochet, en rivière, habite un coin d'où il guette, au
passage du courant, les proies dont il se nourrit. Il y est fidèle et ne s'en
éloigne que peu.
En période froide, il demeure au fond et plutôt engourdi.
C'est au fond qu'il faut promener vifs ou leurres, avec l'espoir qu'ils
passeront devant son nez et le réveilleront.
En cas de pêche au lancer, il faut changer de cuiller
suivant l'éclairage du ciel. Le temps employé pour cet échange n'est pas perdu.
Et, si la cuiller ne réussit pas, ne pas hésiter à employer le poisson mort sur
une monture ad hoc.
Et, enfin, se bien pénétrer de cette vérité première :
qui dit pêche dit patience. Une patience qui bien souvent est récompensée par
une belle prise, survenant au moment où l'on s'y attend le moins, lorsque,
découragé, l'on se dit :
« Je serai bredouille aujourd'hui », amère
réflexion immédiatement oubliée lorsque, après une superbe bagarre, une belle
pièce choit dans le panier ou la musette.
Ce que je souhaite à tous mes confrères pêcheurs au moins
une fois par jour de pêche !
Dr P. FONTAINE.
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