Ce jour-là, la lumière diffuse du temps de calme plat avait
effacé la ligne d'horizon où se confondaient depuis le matin dans une même
teinte pâle le ciel et la mer. Sans l'apparition, très au loin dans la
direction de notre route, d'un point minuscule à peine gris, l'univers blanc et
infiniment silencieux dans lequel nous naviguions aurait pu passer pour irréel.
Nous étions satisfaits de pouvoir enfin reposer nos
jumelles, car ce petit point était le sommet, tout juste arrivé à l'horizon, du
Yunque, cette espèce de tronc de cône basaltique, qui domine de ses mille
mètres, comme un immense pain de sucre brisé et mal équarri, la petite île de
Mas a Tierra. Avec ses deux sœurs plus petites de Mas a Fuera et Santa Clara,
celle-ci forme le groupe de Juan-Fernandez, situé dans le Pacifique par 33° de
latitude sud à 530 kilomètres des côtes du Chili. C'est un petit monde
d'origine volcanique qui se trouve au delà de la zone des calmes du littoral
américain et mène à l'écart des grandes voies de communication, dans un
isolement un peu moins absolu depuis ces dernières années, une vie primitive à
peine modifiée par quelques maisons de pêcheurs et une modeste fabrique de
conserves de langoustes.
Malgré son isolement, bien plutôt grâce à lui, le groupe a
une histoire. Lors de sa découverte, en 1572, par le capitaine espagnol Juan
Fernandez, il était inhabité. Fernandez en fut gratifié par décret royal et
importa une soixantaine d'Indiens dans l'île de Mas a Tierra, qu'il essaya de
coloniser. Mais l'échec de ses tentatives le ruina. En 1624, une escadre
hollandaise trouva l'île peuplée de la nombreuse descendance de ses chèvres et
vit les figuiers de ses plantations en plein rapport. L'impression de la riche
verdure de l'île de Mas a Tierra sur les équipages hollandais fut telle que six
matelots se cachèrent dans les fourrés avec l'intention de mener après le
départ des navires une vie indépendante. On n'a jamais su ce qu'ils sont
devenus. Plus tard, les îles servirent périodiquement de repaires aux pirates
anglais, mais étaient le plus souvent abandonnées à elles-mêmes et ne reçurent
alors que la visite de naufragés, dont certains sont restés des années à
attendre le passage de quelque navire. Le plus connu de ces ermites fut le
matelot écossais Alexandre Selkirk, qui s'était brouillé avec ses compagnons de
bord et se fit déposer, en 1704, à Mas a Tierra, où il vécut seul pendant
quatre ans et quatre mois sans être trop malheureux, puisqu'il évitait de se
montrer aux navires venus mouiller une ou deux fois tout près de l'endroit de
sa demeure. On sait que c'est dans l'histoire de cet exil que Daniel Defoe a
puisé l'inspiration pour la rédaction de son Robinson Crusoe, le roman
si apprécié des jeunesses de tous les pays.
En 1750, les Espagnols s'établirent pour de bon sur la côte
nord, dans l'actuelle baie de Cumberland, l'un des rares endroits comportant un
mouillage, et y édifièrent un fort. Leur colonie fut cependant emportée, à
peine un an plus tard, avec la presque totalité des résidants par un formidable
raz de marée. Cette catastrophe fit passer à tous les contemporains le goût de
venir s'installer dans l'île.
Alors, à l'instar de ses plus belles sœurs, de Poulo-Condore,
de Fernando-Noronha, de Chatham aussi (1), et d'autres, elle fut choisie pour
servir de bagne. Les condamnés s'abritaient dans des cavernes, qu'ils devaient
creuser eux-mêmes au bas des flancs des hauteurs limitant la baie et dont les
béantes ouvertures noires frappent encore de nos jours l'imagination des
touristes. L'endroit vit arriver en 1817, au moment des luttes d'indépendance
sur le continent, gémissant sous le poids de ses chaînes, l'élite de la société
chilienne. Ce n'est que vers 1854 que le bagne de Mas a Tierra fut supprimé.
Néanmoins, l'île beaucoup moins abordable de Mas a Fuera
abrita jusqu'en 1930 les condamnés du Chili. On raconte à son propos des
histoires inénarrables de vies de naufragés et d'évasions dramatiques qui se
sont déroulées à diverses époques au cours des siècles précédents.
Un autre raz de marée s'est produit plus tard. Il ne fit
cependant aucune victime, car les habitants, mis en garde par les puissants
grondements sous-marins qui l'avaient précédé, avaient eu le temps de se
réfugier dans les hautes terres de l'intérieur ...
Nous arrivions dans la baie de Cumberland presque en même
temps qu'un vapeur de touristes venant de Valparaiso, dont les passagers ne
devaient pas tarder d'encombrer les maigres espaces entre les quelques maisons
de pêcheurs. Ces derniers semblaient avoir l'habitude de ces visites, qui leur
rapportaient autant qu'une petite campagne de pêche. Au bout d'un temps, on
avait emmené tout le monde du côté de la baie des Anglais, où se trouve sur une
hauteur la grotte, plutôt décevante par son peu de profondeur et son manque
d'abri, qu'avait habitée Selkirk, mais qui constitue par la réputation qu'on
lui a faite la grande curiosité de l'île à côté du bloc d'andésite verte et de
basalte noir du Yunque.
Au hameau, je fis entre temps la connaissance d'un
insulaire, qui vendait aux touristes des séries de photographies de l'île
faites avec beaucoup de goût par lui-même. C'était un Allemand, ancien
matelot-timonier du croiseur Dresden, qu'après une laborieuse poursuite
de plusieurs mois les Anglais avaient finalement surpris à court de charbon et
coulé au mouillage de la baie de Cumberland en mars 1915. Il vivait maintenant
au pied du Yunque sur un plateau protégé où il avait construit un chalet. Un
grand jardin et un peu d'agriculture, avec de temps à autre une chasse aux
chèvres sauvages, lui rapportaient l'indispensable. Son plus proche voisin
était un vieux Français habitant l'île depuis plus de trente ans, qui avait
travaillé autrefois à la pose des rails en Afrique du Nord et s'était marié
avec une Espagnole du Maroc.
Nous décidâmes d'aller le voir.
Il s'appelait Charpentier, un sexagénaire bien conservé, qui
ne semblait pas regretter la vieille Europe. Son habitation était un peu celle
d'un troglodyte, car elle s'enfonçait sous les roches et était fermée par
d'épais murs primitifs percés de fenêtres qui rappelaient les meurtrières d'un
ouvrage fortifié. Une multitude de fleurs en agrémentait cependant le sinistre
aspect, mais aussi bien Charpentier que sa femme lui devaient un teint de
couleur terreuse. L'homme consacrait une grande partie de son temps à
l'entretien de son magnifique verger, où alternaient des pommiers et des
poiriers avec des cerisiers, des noyers, des pêchers, des orangers et des
citronniers, sans oublier la vigne. Le terrain en était incliné et rocailleux,
mais animé du passage d'un petit ruisselet et aménagé avec goût et bon sens,
par ailleurs protégé des vents du large par un rideau d'eucalyptus et de
cyprès. À juste titre, Charpentier se montrait fier de cette réalisation, qui
lui assurait une vie modeste mais indépendante. Il avait, en fait, le monopole
des fruits à Mas a Tierra après avoir eu à vaincre d'innombrables difficultés à
son arrivée dans l'île. Maintenant, grâce aux multitudes d'oiseaux, ses arbres
ne demandaient que des soins de coupe et de renouvellement. Le domaine
comprenait aussi une très belle chonta (Juania australis), ce beau
palmier au tronc jaune très droit portant des grappes de fruits rouges, dont
l'espèce, particulière à l'archipel, était menacée par les nombreux usages que
les insulaires avaient pris l'habitude de faire de son bois.
Il était manifeste que mes nouvelles connaissances
s'étaient liées d'une amitié profonde, que pouvait expliquer le voisinage, si
l'on peut dire, de leurs établissements, mais dont les racines réelles était le
goût, qu'ils partageaient, des choses de la nature. L'observation de leur façon
de consulter en ma présence une vieille flore espagnole du Chili, sans doute
possédée en commun, m'en dit long. Tous les deux travaillaient à assembler les
éléments d'une flore de leur île, et l'ancien timonier, de loin le cadet,
manifestait même à ce propos son intention de tenter avec un jeune pêcheur de
la baie l'ascension du Yunque.
En effet, le plateau qui forme le sommet de ce bloc, dont le
nom signifie d'ailleurs « l'enclume », est à peu près inaccessible,
me dit-il. Un gouverneur espagnol avait autrefois promis la liberté à deux
bagnards s'ils réussissaient à l'atteindre. Il dut tenir parole, car les deux
hommes relevèrent le pari et, ce qui est mieux, ils rapportèrent du plateau une
sorte de petit palmier absolument Inconnu dans le reste de l'île, qui reçut le
nom de Yunquea Tenzii. Personne n'en avait vu la fleur, et mes amis
espéraient la tenir un jour pour en compléter leur flore et en faire l'objet
d'une communication à l'Académie des sciences de Valparaiso. J'appris aussi la
présence dans les endroits de l'île que des parois rocheuses rendaient
inaccessibles aux chèvres d'une crucifère aux feuilles comestibles présentant
toutes les caractéristiques du chou de France et dont le tronc épais semble devoir
faire un proche parent du chou de Kerguélen, que je connaissais de renom (2).
Serait-ce là un indice de l'origine sud-américaine de l'archipel des Kerguélen,
un élément de preuve à l'appui de la théorie de Wegener ? Aux abords du Yunque
et sur ses parois, la vie végétale se réduit à des lichens mêlés dans les
parties basses à quelques rares mousses.
L'Allemand nous ayant quittés pour retrouver les étrangers
revenant de la grotte, j'acceptai l'offre de Charpentier de me révéler certains
aspects des richesses naturelles dans les vallées situées près de la « plazuela »
où résidait son ami. Ce fut alors un véritable enchantement.
Difficilement abordables, en effet, entourées de falaises
rocheuses à parois verticales, les îles sont parcourues de larges crevasses où
règne un climat humide de serre. L'extraordinaire fertilité du sol volcanique y
a favorisé le développement d'une prodigieuse végétation, sillonnée de
ruisseaux invisibles que trahit leur murmure somnolent. Des quantités de
fougères arborescentes évoquent dans ce silence religieux les époques disparues
de la flore carbonifère, et l'absence de quadrupèdes et de reptiles augmente
encore l'illusion d'un dépaysement dans le temps ; les chèvres introduites
par les premiers navigateurs et redevenues sauvages ont en effet été refoulées
par les chasseurs vers les hauteurs abruptes et peu visitées de l'île. Par
contre, cet eldorado d'une autre ère renferme une pléthore de variétés
d'insectes. Sous les manzanos, sorte d'urticacée au feuillage clair des bords
des ruisseaux, s'agitent de magnifiques coléoptères ; des mouches
multicolores se reposent sur les feuilles tachetées de l'intense lumière et de
magnifiques papillons géants oscillent en titubant entre les fleurs des
magnoliers et des nombreuses myrtacées, dont le fourré presque impénétrable
recouvre toute la partie orientale de l'île. Sans grande méfiance, un colibri
couleur de feu et d'or (Eustefanus fernandensis) se tint sans fatigue en
vol immobile, avec un battement d'ailes rappelant le bourdonnement d'un grand
insecte, devant les longues fleurs violettes d'un arbre de taille modeste, le Juan
Bueno, dans lequel le rayadito, un grimpereau aux taches noires, se livra à
une fructueuse chasse aux insectes.
De nombreuses espèces parmi les plantes, les oiseaux et les
insectes semblent n'appartenir qu'à Juan-Fernandez et ne figuraient pas dans
les documents qu'il m'a été possible de consulter. C'est ainsi que, dans
l'épais fourré de palmiers et de fougères dominé par places de la verdure
claire formant ombrelle d'un puissant naranjillo, un arbre à couronne foncée,
que Charpentier n'avait jamais vu fleurir et dont il me dit qu'il ne perdait
pas ses feuilles, ne sembla pas encore avoir de nom. Il était fréquent
au-dessous de la plazuela, où il voisinait avec des dicksonias, imposantes
fougères de 6 à 8 mètres, pourtant étouffées avec leurs feuilles de 2 mètres
entre de hauts thyrsoptéris à troncs élancés et élastiques et des alsophilas
que recouvraient d'énormes fleurs bleues. Charpentier connaissait plus loin des
endroits où prédominait le santal.
Autrefois, me dit-il, il avait profité des sorties des
pêcheurs pour se faire déposer dans les autres îles du groupe. Santa-Clara
n'est qu'un îlot rocheux presque complètement dénudé où venaient pondre des
colonies de pingouins vivant en excellents termes avec des phoques et des
éléphants de mer. Cette île, ainsi que Mas a Fuera, plus éloignée, est
difficilement abordable. Dans cette dernière subsiste un wharf ruiné datant du
dernier bagne, mais qu'il n'est possible d'escalader ou de quitter qu'au prix
de rétablissements acrobatiques. Les abris des bagnards se trouvent en face
d'une plage battue par un furieux ressac ; il reste quelques maisons
délabrées, ouvertes à tous les vents, ayant servi sans doute de locaux
administratifs ou de gardiennage, et, dans les bas flancs des hauteurs toutes
proches, les cavernes creusées par les bagnards, aux bâillantes ouvertures
noires analogues à celles qui couronnent à la même hauteur la baie de
Cumberland. D'autre part, la même végétation paradisiaque qu'à Mas a Tierra
contraste singulièrement dans cette île maintenant inhabitée avec les traces
aux évocations si singulièrement sinistres du passage de l'homme.
Il faisait nuit quand notre sirène siffla ses trois longs
coups d'adieu, que rejetaient dans une rapide succession d'échos et comme
pressées de nous voir partir les hauteurs voisines de la baie de Cumberland.
Petit à petit s'estompait sous la lune, sur l'intense scintillement de la mer
phosphorescente, la silhouette si caractéristique de l'île, où, dans un
isolement volontaire, une poignée d'hommes courageux aux aspirations paisibles
avaient choisi de se faire à l'écart de leurs semblables une vie indépendante
et sans contrainte.
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
(1) Voir « Les Galapagos », Le Chasseur Français, décembre 1951.
(2) Voir « Dans les îles australes », Le Chasseur Français, mars 1951.
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