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Causerie juridique

La chasse dans les réserves

Chasser sur un terrain constitué en réserve par le propriétaire ou le locataire de la chasse (particulier ou société), c'est, pour le législateur et les tribunaux, chasser sur le terrain d'autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants droit : c'est le délit des articles I et II, paragraphe 2 de la loi du 3 mai 1844 ; des poursuites peuvent être engagées, des peines sont prévues, des peines peuvent être prononcées. Mais tout n'est pas si simple qu'il paraît.

Dans ces mêmes colonnes, au mois de février dernier, Paul Colin commentait un arrêt de la Cour d'appel de Poitiers du 22 février 1951 relatif au cas du membre d'une société de chasse surpris alors qu'il chassait sur des parcelles louées à cette société et constituées par elle en réserve. La Cour avait jugé que les membres d'une société avaient bel et bien la jouissance indivise du droit de chasse concédé à cette société, que le fait qu'une réserve avait été constituée n'avait pas pour effet de faire des parcelles ainsi réservées un terrain d'autrui, que le prévenu devait en conséquence être acquitté ... C'était l'application de principes juridiques généralement admis selon lesquels une association ne saurait exister réellement comme personne distincte des membres qui la composent : une société de chasse n'existe réellement que dans les chasseurs qui en sont membres ; c'est en réalité à ces chasseurs qu'est concédé le droit de chasse, ce sont eux qui apportent à ce droit telles restrictions qu'ils jugent utiles, et l'un deux, quel que soit son comportement, ne saurait être considéré comme un tiers au regard du groupement, un tiers qui, chassant sur les terres qu'elle loue, pourrait avoir besoin du consentement d'autrui ...

Paul Colin approuvait la solution de la Cour de Poitiers, et nous l'approuvons avec lui : le membre d'une société de chasse surpris sur une réserve de cette société ne commet pas le délit de chasse sur terrain d'autrui sans autorisation, et par conséquent, en cas de poursuites, doit être relaxé. Cela ne signifie pas que l'individu qui s'est rendu coupable d'une faute aussi grave doive échapper à toute sanction ; il ne doit pas en être quitte pour autant vis-à-vis de ses associés, puisqu'il a rompu le pacte social et causé un préjudice à tous : des dommages-intérêts importants (versés aimablement ou après condamnation par une juridiction civile), son exclusion temporaire ou définitive de la société ... voilà qui suffira, semble-t-il, à lui faire payer sa faute et à faire réfléchir les autres.

Soit, nous a dit un aimable et distingué président de Fédération, nous convenons qu'un membre d'une société ne commet pas, en principe, un délit en chassant sur une réserve constituée par cette société, mais il n'en est évidemment pas de même s'il s'agit d'une réserve approuvée par le ministre ... Là il y a délit ... L'arrêté ministériel portant ouverture de la campagne 1952-1953 ne mentionne-t-il pas que, dans les réserves approuvées par le ministre de l’Agriculture, la chasse est prohibée en tous temps ... ?

Certes, répondons-nous, l'arrêté ministériel du 12 mai 1952 porte bien une telle stipulation, et celui du 7 mai 1951 faisait de même ... « Sauf dans les réserves approuvées par le ministre de l'Agriculture, où la chasse est interdite en tous temps, ... l'ouverture de la chasse est ainsi fixée ... », ainsi débutent ces textes ... et il semble bien à première vue que, la chasse dans ces réserves ne se trouvant pas ouverte, il pourrait y avoir délit de chasse en temps prohibé ...

Mais ... il reste à savoir si le ministre de l'Agriculture, hélas ! une fois de plus, était bien autorisé à décider semblables interdictions ... Nous avons, dans de précédents articles et à plusieurs reprises, déjà parlé des pouvoirs de l'Administration, et plus spécialement de ceux du ministre de l'Agriculture (notamment dans le numéro du Chasseur Français du mois dernier) ; ce sont des pouvoirs strictement limités, sur des questions limitativement énumérées ; le ministre n'a pas le droit de prendre des mesures qui sont en dehors des prévisions de la loi de 1844, et il est sûr que la législation en vigueur ne lui donne pas le pouvoir d'interdire ainsi pendant toute une année la chasse en quelque lieu que ce soit, et même s'il doit s'agir de Réserves qu'il agrée ... Alors sans aucun doute, dans l'arrêté ministériel du 7 mars 1951 comme dans l'arrêté ministériel du 12 mars 1952, sont illégales les dispositions concernant ainsi ces Réserves approuvées ..., et par suite pas de poursuites correctionnelles valables, pas de condamnations pénales possibles.

Le Tribunal correctionnel de Saint-Nazaire avait à juger récemment un chasseur surpris en bordure d'une terre gardée, dite « Réserve de chasse de Bogdelin », par un garde fédéral de la Loire-Inférieure, alors que son chien, quêtant dans un champ de choux situé dans la réserve, fit lever une compagnie de perdrix dont l'une fut abattue ; le fait de chasse était certain, établi, non contesté, et c'était dans une réserve approuvée par le ministre de l'Agriculture ... Le Tribunal, dans son jugement du 14 février 1952 (rapporté à La Gazette du Palais du 30 juillet dernier), a fort justement relaxé le prévenu, motivant ainsi sa décision :

« ... Attendu que la loi du 3 mai 1944 et les lois subséquentes qui l'ont modifiée n'ont jamais fait mention des réserves de chasse et n'ont nullement autorisé, pour des cas identiques, le ministre de l'Agriculture à prendre des arrêtés interdisant en quelque lieu que ce soit la chasse de façon continuelle toute l'année durant ; attendu que cette interdiction, édictée par l'arrêté ministériel du 7 mai 1951 en ce qui concerne les réserves de chasse, ne saurait être assortie d'aucune espèce de peine ; attendu qu'il est impossible en droit de reprocher au sieur Ch ... le délit visé dans la citation, les faits s'étant par ailleurs produits à l'époque de l'ouverture de la chasse ... »

Si les tribunaux ne peuvent condamner, il reste que les chasseurs peuvent parfaitement prendre eux-mêmes des sanctions contre ceux de leurs associés qui ne se conforment pas aux décisions prises en commun, qui violent le règlement intérieur, le pacte social, qui ne respectent pas la règle du jeu ... Il faudrait peut-être que les statuts de nombreuses sociétés soient mis au point, pour permettre que toutes mesures utiles soient régulièrement prises ; l'exclusion pendant plusieurs années d'une société communale, et à plus forte raison d'un groupement intercommunal, constitue en définitive, pour un chasseur, une sanction plus dure qu'une amende pénale ... parfois allègrement payée ... Aux chasseurs honnêtes, dans une société, de faire eux-mêmes en sorte que soit respectée par tous la loi commune.

Jacques GUILBAUD,

Docteur en Droit.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 642