Il existe en France, au château de Bois-Corbon, près de
Saint-Leu-la-Forêt, dans la forêt de Montmorency, une école de gardes-pêche.
Le garde-pêche a pour mission de défendre le vivier national
que constituent rivières et fleuves, lacs et étangs. Il le défend contre les
braconniers. Il doit veiller aussi au maintien et au développement du cheptel
ichtyologique. Il devient alors conseil en pisciculture. Les temps modernes,
avec leurs industries chimiques, ont accru considérablement les ennemis du
poisson que sont les éléments de pollution des eaux.
Cette lutte contre les usines empoisonneuses est un des plus
grands soucis du garde-pêche.
Mais faudra-t-il que dans cette lutte contre
l'empoisonnement des rivières le garde-pêche, qui est un fonctionnaire des Eaux
et Forêts, entre en guerre contre cet autre fonctionnaire des Eaux et Forêts
qu'est le garde forestier, dénommé maintenant agent technique, tout comme
l'ancien inspecteur est devenu ingénieur forestier ? L'industrialisation
gagne tous les milieux. Il est vrai que, grande productrice de matière première
pour les industries du bois, des plastiques, du papier, des textiles
artificiels, la forêt ne saurait échapper aux mœurs de l'industrialisation.
Le garde forestier surveille l'exploitation de la forêt. Il
veille à sa perpétuation. Il est conseiller en sylviculture. Le reboisement est
sa mission, en même temps que la plus grande rentabilité des coupes, mais sans
que l'avenir de la forêt en soit compromis.
Aussi, l'influence des techniciens des Eaux et Forêts n'est-elle
pas étrangère à la multiplication des peuplements nouveaux en résineux, qui
sont d'un rendement rapide et qui répondent à de grands besoins des industries
françaises du bois et de la papeterie. Parmi les arbres dont le nombre a
considérablement augmenté, se place bon premier l'épicéa. Il est des plus
avantageux.
Toutefois, certains pêcheurs n'ont pas été sans constater
une sensible diminution de poissons, et surtout de truites, dans les régions
montagneuses boisées.
Ils assistaient, incompréhensifs, à un phénomène qui
s'apparentait à un empoisonnement des ruisseaux. Était-ce l'effet d'un
braconnage intensifié ?
Le coupable n'était pas le braconnier. C'était bel et bien
le forestier. C'était le reboiseur. Ou plutôt c'était l'épicéa.
Déjà, en 1937, dans les Ardennes, on eut l'intuition de la
nocivité des plantations d'épicéas. Depuis vingt ans, les régions les plus
accidentées des Ardennes ont été le théâtre d'un reboisement intensif en
résineux de ce type.
Plus les Ardennes se sont repeuplées en épicéas, plus les
ruisseaux ardennais se sont dépeuplés de truites et autres poissons. Devant
cette hécatombe, l'Administration belge des Eaux et Forêts a chargé la section
d'hydrobiologie de la Station de recherches de Grœnendael de reprendre
l'enquête sur les agissements criminels de l'épicéa.
L'enquête de son directeur, M. Marcel Huet, conclut à
la nocivité des susdits résineux.
Comment agissent-ils pour tuer les poissons ?
Les bois d'épicéas présentent un couvert tellement dense
qu'ils empêchent bientôt toute lumière de parvenir aux cours d'eaux. Privée de
lumière, la végétation de ces ruisseaux disparaît, qu'elle soit de type
submergé ou de type immergé, qu'elle soit qualifiée palustre ou rivulaire.
Cette végétation aquatique disparaissant, disparaît du même coup la faune
aquatique qu'elle abritait et qui s'y nourrissait. Cette faune étant la
nourriture des poissons, ceux-ci, à leur tour, disparaissent. Et l'atteinte à
la vie de la truite est double puisque, outre la disparition de sa nourriture,
disparaissent aussi ses abris naturels. La truite est connue pour rechercher
les creux des berges très herbeuses et les souches d'aulne. L'ombre épaisse due
au couvert des épicéas tue les aulnes et les herbes. Les berges, qui ne sont
plus retenues par les racines, s'écroulent, bouchant les derniers creux. De
très gros ruisseaux poissonneux ont ainsi perdu toute valeur piscicole.
La privation de lumière n'a pas été la seule arme des
épicéas. Les enquêteurs ont également conclu à une pollution des eaux des
ruisseaux à truites par ces arbres. L'épicéa empoisonne bel et bien les
ruisseaux. On ne sait pas encore exactement avec quel poison, et comment il
communique ce poison au sol. Bien qu'on ne les ait pas encore isolées de
l'humus forestier, on est certain maintenant qu'il contient des substances
toxiques dues aux épicéas. La nocivité des aiguilles de thuya occidental est
prouvée depuis 1930. L'action mortelle de l'épicéa est considérée comme
similaire par les spécialistes de la station belge d'hydrobiologie. Les ruisseaux
provenant de sources souterraines profondes venant de loin sont dépourvus de
tout effet d'empoisonnement et de suppression de la végétation et de la faune
aquatique. Mais les sources superficielles groupant des eaux s'étant écoulées
sur le sol ou à travers l'humus de peuplements d'épicéas donnent des ruisseaux
dépourvus de flore et de faune.
À noter, de plus, que les détritus des arbres feuillus sont
riches en organismes nutritifs de tout genre pour la menue faune aquatique
nourricière des poissons, tandis que les seuls détritus des épicéas que sont
leurs aiguilles en sont à peu près dépourvus.
La double action criminelle des épicéas est d'autant plus
sensible aux fervents de la pêche et aux gastronomes qu'elle agit surtout sur
des ruisseaux qui sont les lieux de prédilection de l'alevinage naturel de la
truite.
De la disparition des aires de croissance des jeunes truites
découle la disparition des grosses truites dans les grosses rivières.
Un cas typique est à citer ; la Basseille, ruisseau resté
bien éclairé grâce au fart que les arbres feuillus abritant ses
rives ont été respectés, bien que tout autour d'eux se soient multipliés les
épicéas. Mais les eaux d'écoulement ont apporté le poison de l'humus d'épicéa.
La rivière est devenue acide. Sa « capacité biogénique » est
descendue entre un et zéro. Les truites, qui, jadis, y abondaient, ont
effectivement disparu complètement depuis la plantation des épicéas.
Comme remède, les enquêteurs belges préconisent que soit
laissée de chaque côté des ruisseaux une bande, ou dégagée de toute ombre ou
plantée d'arbres feuillus qui n'opposent pas un écran opaque à la lumière, qui
assurent aux hôtes des eaux des détritus nutritifs et qui n'empoisonnent pas
l'humus. Même la replantation de frênes et d'aulnes est préconisée pour rendre
aux jeunes truites leurs abris préférés.
Ainsi voit-on le repeuplement sylvicole provoquer le
dépeuplement piscicole. Cas cornélien puisqu'il est préconisé par les agents
des Eaux et Forêts et qu'en même temps ils ont à sauvegarder le trésor piscicole
de leur pays.
Verra-t-on le garde-pêche verbaliser contre l'agent
technique des Eaux et Forêts (ex-garde forestier) pour pollution des eaux par
empoisonnement, tout comme contre le directeur d'une usine dont les déjections
chimiques sont toxiques pour les poissons ? Verra-t-on le grand maître des
Eaux et Forêts se dresser procès-verbal à lui-même ?
A. SOULILLOU.
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