Accueil  > Années 1952  > N°669 Novembre 1952  > Page 666 Tous droits réservés

Pêche côtière

Le bouquet … de vase

Novembre étant l'un des mois les moins halieutiques, sauf en ce qui concerne la pêche aux étalières, donc au hareng, il n'est pas inopportun de profiter de cette trêve pour tirer quelques conclusions utiles des pêches estivales.

Quiconque a bourraqué ou poussé cet été le truble sur les plateaux rocheux de notre littoral a dû être frappé d'un fait assez surprenant. Nombreux et bien sautant en juin et juillet, le bouquet, roi des buissons de table, a presque totalement disparu dès la mi-août.

Dans la plupart des cas et sur la plupart des côtes, les crevettiers ont aussitôt incriminé le vent du nord, qui avait déjà fait de vives apparitions avant la seconde grande marée d'août ;

« Le vent d'amont chasse la rouge. Si près de l'équinoxe, elle ne revient plus ! »

Je ne suis pas absolument convaincu de la constance de cette loi. Bien sûr, le bouquet n'aime pas les vents du nord, qui chamboulent les fonds marins, travaillant autant en profondeur qu'en surface. Je ne crois pourtant pas que le vent d'amont soit en l'occurrence le seul coupable.

Il convient en effet de remarquer que, dès la mi-août également, la fâcheuse pieuvre a recommencé à envahir nos côtes, où elle exerce de cruels ravages depuis trois années consécutives, cruels ravages parmi la gent crustacière et, par ricochet, parmi les bassiers amateurs de crevette rouge. On sait que la pieuvre se nourrit surtout de crustacés et de mollusques, et des plus fins, qu'elle se repaît avec joie des homards comme des bouquets, des palourdes comme des huîtres, excusez du peu ! Il m'est ainsi arrivé, pas plus tard qu'il y a deux mois encore, de dénombrer la présence de plus de cent pieuvres pour dix malheureux brins de bouquet par moi capturés, ceci expliquant en partie cela.

Cependant, et si gourmande, voire vorace quelle se trouve, la pieuvre ne suffit pas à détruire le bouquet, tout le bouquet, au point qu'une pêche d'un quart de livre pouvait passer, à la fin de cet été, pour un exploit notable et rare. Même en tenant compte de l'incidence des vents d'amont, dont on suppose à tort, souvent, qu'il chasse la crevette au large — ce qui n'est pas l'avis des haussiers et autres poseurs de nasses, — il ne messied point de poser la question de savoir où se cache le bouquet, dès que ses fines antennes perçoivent les ahans brutaux du vent d'amont ou que l'ombre tentaculaire des pieuvres s'étend sur ses gîtes habituels.

Cette année, renonçant à priori à tout succès halieutique, et toute honte bue (après de trop infructueuses pêches), j'ai tenté d'en avoir le cœur net. À chaque découverte sensible, je me suis efforcé, non plus de capturer le bouquet, puisque personne n'en trouvait plus, à quelques rares exceptions près, mais de déterminer à quel endroit secret ce crustacé avait bien pu se « mucher » pour échapper aux périls conjugués du vent et de la pieuvre, de cette dernière surtout.

Successivement, j'ai tâté le grand large, aux environs des points les plus proches du zéro des cartes, j'ai prospecté les algues ou varechs de toute couleur, depuis les étoles jusqu'aux élingues, en passant par les « fougères de bronze », les « perruques » ou le vrâ vert, j'ai inspecté les trous, raclé les rochers verticaux au havenet carré, soulevé chaque pierre d'un croc prudent, j'ai procédé soigneusement à l'examen de tous les étages des rocs. Sans résultat. Ni en mare, ni en eau profonde, ni dans les cavités du large, ni dans celles de la côte, ni en haut ni en bas, je n'ai trouvé vraiment trace de bouquets, à croire que cette savoureuse espèce avait définitivement disparu de la faune de notre littoral. Sans doute, les herbiers verts, notamment, recelaient-ils d'assez nombreux exemplaires de la race, mais de dimensions quasi microscopiques et à peine issus de l'alevinage, de si menus échantillons de l'espèce que l'on n'en pouvait tirer des conclusions pratiques. Du moins, je continuais à me demander où les belles pièces avaient pu fuir, ailleurs que dans la poche stomacale des pieuvres.

Vers la fin de la grande marée de septembre, je n'étais pas plus avancé qu'au milieu d'août, et mes investigations continuaient à demeurer infructueuses. J'allais sans doute renoncer à mes vaines explorations, qui ne me valaient que blessures aux jambes et d'amour-propre, lorsque enfin le destin vint à mon secours, sous les apparences de l’Histoire — si j'ose user d'une aussi pompeuse formule.

Un jour où, me trouvant à Saint-Vaast-du-Cotentin, je me disposais à explorer les pointes rocheuses, au sud-est des Molquants, non loin des emplacements des dernières carcasses de la bataille de la Hougue, mon attention fut attirée par un groupe de bassiers qui ramenaient péniblement au rivage une informe et pesante masse, je ne tardai pas à apprendre que, sur des fonds de vase, reposant sur une infrastructure de granit, ils avaient par hasard découvert et mis à jour une bombarde de la flotte de Tourville immergée depuis deux cent soixante ans exactement.

On se doute que, délaissant pour l'instant tout autre projet, je n'eus de cesse que d'examiner sous tous ses angles ce canon d'un âge si peu atomique, depuis la gueule ébréchée, éclatée peut-être, jusqu'aux oreilles, un canon entièrement laqué d'une couche d'un gris laiteux et comme pétrifié. Or, en plongeant la main dans l'orifice, encore tout englué de vase, j'y capturai avec une vive surprise quelques très beaux brins de bouquet qui ne dataient certes pas de l'époque de Tourville.

Il m'était difficile de supposer que, dans ce Cul-de-Loup où se livra l'une des plus gigantesques batailles navales de notre histoire, les crevettes rouges avaient résolu de se cacher dans la gueule des canons encore engloutis pour échapper aux ventouses des pieuvres et aux humeurs des vents. M'étant fait confirmer que la pièce sortie des eaux reposait effectivement sur un lit de vase. Je pris le parti d'aller travailler ce coin à la bourraque. Après tout, je ne risquais guère que d'y perdre mes chausses plutôt que mon latin, ou de m'y empuantir pour quelques heures.

Et le miracle (halieutique) se produisit. À chaque coup de filet donné dans cette fange où l'on n'aurait jamais dû trouver, au mieux, que du sautelicot ou de la méchante « grise », mais en aucun cas du bouquet, je ramenai sans grand'peine de magnifiques brins de crevette rouge. Du bouquet de roche, facile à reconnaître à sa couleur comme à ses stries, et non du bouquet de sable, comme on en rencontre parfois sur des fonds mous.

Je précise que ces très beaux échantillons de l'espèce étaient nettement enfouis dans la vase et que, pour les en extraire, il fallait vigoureusement attaquer la surface du limon à coups répétés du pousseux. Chaque fois que je me contentais de tirer mon trait sans effort, mon filet ne remontait que de la petite grise ou des crabes. Mais, dès que je forçais sur le manche, comme pour enfoncer mon truble dans la boue, les bouquets faisaient leur apparition, encore englués de vase, mais tressautant comme aux plus belles marées du matin. J'ajoute enfin, pour être exact et objectif, que ce banc vaseux qui pouvait bien avoir une profondeur de quelque trente à quarante centimètres, au moins — j'éprouvais une dure peine à en extraire mes jambes et mon filet, — avoisinait sur toute sa longueur un plateau rocheux l'an dernier encore fort riche en crevettes rouges et à présent déserté.

De là à déduire que le bouquet s'adapte à sa nouvelle condition, pour se défendre au mieux de son ennemi numéro un, la pieuvre, et qu'il se résout à délaisser les eaux claires et l'abri précaire des herbes pour se nicher dans la boue liquide, il n'y a qu'un pas, que je n'hésite pas à franchir. J'ai d'ailleurs renouvelé plusieurs fois mon expérience jusqu'à la fin de l'été, et elle a toujours été concluante.

Bassiers, mes confrères, pour qui le bouquet a disparu, comme volatilisé, notez ce fait ! Tant que notre littoral restera infecté de pieuvres, ou que perdurera le vent d'amont — mais dans le premier de ces cas surtout, — ne perdez pas votre temps à rechercher le bouquet sous les roches ou sous les herbes, en eau claire, dans les mares ou les trous, ou sous les pierres. Efforcez-vous de trouver, dans les parages immédiats de ces plateaux sous-marins, quelques points de vase lourde, compacte et grise. N'hésitez pas à travailler longuement cette tourbe au pousseux, ou même, pourquoi non ? retournez-la, à mer basse, au louchet ou à la fourche, comme pour y défouir du lançon. Je vous promets d'agréables surprises et quelques beaux brins de bouquet — peut-être.

Maurice-Ch. RENARD.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 666