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La torpille

ou raie électrique

La torpille est une raie qui vit sur nos côtes françaises et qui est remarquable par son organe de production d'électricité capable de donner de bonnes secousses aux pêcheurs imprudents. C'est une plaisanterie classique envers les novices que leur faire toucher l'organe électrique d'une torpille : une bonne décharge leur paralyse le bras pendant quelques secondes.

La torpille la plus fréquente sur nos côtes est la torpille marbrée (torpedo marmorata). Rare en Bretagne et dans la Manche, elle est assez fréquente au sud de la Loire, dans le golfe de Gascogne et en Méditerranée.

La torpille à taches (torpedo maculata) porte cinq taches foncées sur le dos et est nettement plus méridionale. J'en ai péché à Saint-Jean-de-Luz.

Enfin, une dernière torpille, la torpedo nobilis, ne se rencontre qu'accidentellement sur nos côtes.

Dans le monde, on connaît en tout dix-huit espèces de torpilles essentiellement dans les eaux chaudes, les trois espèces ci-dessus indiquées et habitant sur nos côtes étant les plus septentrionales.

La torpille marbrée a un corps arrondi à peau lisse, à la forme générale d'un disque renflé continué par une queue courte et puissante. Elle a deux nageoires dorsales et une caudale. Elle atteint 50 centimètres de long et un poids de 2 à 4 kilogrammes. Sa couleur générale est brun rougeâtre sur le dos et blanc roussâtre sur le ventre. Elle porte sur le dos de nombreuses marbrures brunâtres. Les organes électriques, au nombre de deux, sont placés dans le disque qui porte la tête et les pectorales, et sont indiqués par deux renflements caractéristiques, sur la peau roussâtre du dos du poisson. Chaque organe est une masse aplatie constituée d'un grand nombre de prismes verticaux de forme hexagonale, isolés les uns des autres par des parois d'un tissu fibreux. Chaque prisme, ou colonne, est rempli d'une substance gélatineuse et hyaline et séparé en de très nombreux petits compartiments étanches par d'étroites cloisons en tissus fibreux. Chaque compartiment constitue donc une sorte de petite pile indépendante, reliée aux autres par des filets nerveux qui se rassemblent en un nerf central qui aboutit à un lobe spécial du cerveau. Le côté de la masse de l'organe où arrive le nerf est négatif, et le courant passe de la zone positive, qui est placée en haut, à la zone négative, placée en bas. On a essayé de compter le nombre de ces piles isolées : on estime que, dans chacun des deux organes, il existe 400 à 500 colonnes, chacune composée de 3 à 5 000 petites cellules formant piles. Chacune des batteries de la torpille est donc formée de plus de 2 millions de petites piles indépendantes, isolées et reliées entre elles par le nerf central. Il y a environ 50 piles par millimètre de hauteur dans chaque colonne.

Il est intéressant de suivre le développement de cet organe. Il faut d'abord préciser que la torpille est un poisson vivipare qui pond des petits poissons déjà forts. La mère torpille les porte pendant neuf mois et accouche en automne dans les zones vaseuses et sableuses situées non loin du littoral. Les portées vont, selon la taille, de trois à vingt sujets. Les jeunes sortent pour ainsi dire d'eux-mêmes du ventre de la mère : ils ont déjà 7 à 8 centimètres de long. Pendant quelque temps, ils restent sur le fond, autour de leur mère, comme une nichée de poussins autour de la mère poule. Ils n'ont pas de vésicule vitelline et, dès leur naissance, commencent à se nourrir. Chez le fœtus de torpille, on peut voir que chaque pile électrique provient d'une fibre musculaire qui se transforme. L'ensemble de l'organe provient de muscles branchiaux qui ont cessé leur fonction d'origine qui était de mouvoir les branchies, pour se différencier.

Comment s'opère la décharge électrique ? Il suffit de toucher du bout des doigts le dos de la torpille à hauteur de l'un des deux renflements qui indiquent l'organe électrique pour recevoir une belle décharge qui engourdit et paralyse le bras pendant quelques secondes, avec tremblement nerveux et douleur aiguë dans le coude, tout comme si on y avait reçu un choc violent. Le contact s'établit par les doigts de l'expérimentateur, et le courant vient soit par un deuxième point de contact, soit tout simplement par l'eau. Le Choc électrique peut d'ailleurs se faire par l'intermédiaire de l'eau et même par un bâton. Une expérience classique faite par Walsh a permis de faire choquer huit personnes formant la chaîne en se tenant par la main, les deux personnes d'extrémité touchant en même temps la torpille du bout des doigts. Après la première secousse, les organes, qui fonctionnent comme une batterie, s'épuisent lentement, et les secousses suivantes sont de plus en plus faibles ; il faut laisser le poisson tranquille pendant quelques heures pour qu'il recharge ses batteries.

Il est certain que la décharge est volontaire et est placée sous l'action du cerveau de l'animal. Évidemment, en touchant directement l'appareil, on risque de déclencher le courant par réflexe, mais, dans la nature, c'est à volonté que la torpille envoie sa décharge électrique. On a cité le cas d'une torpille ayant dans l'estomac une anguille de 1 kilogramme et un flet de 1 livre, évidemment tués par décharge, car la torpille est un animal lent et peu chasseur.

Ces propriétés de la torpille étaient connues des Grecs, des Romains et des naturalistes du Moyen Age, sans qu'évidemment ils puissent s'expliquer le choc puisqu'ils ignoraient l'électricité. C'est Réaumur qui a fait en 1777 une expérience décisive en enfermant une torpille et un canard dans un bassin à eau de mer recouvert d'un filet pour empêcher le canard de s'envoler ; quelques minutes plus tard, le canard avait succombé sous les décharges électriques de la torpille.

Tout sceptique pourra contrôler de lui-même le pouvoir électrique de la torpille en allant visiter l'aquarium du musée de la mer de Biarritz ; le gardien de l'aquarium lui fera, tel un moderne saint Thomas, toucher du doigt la réalité de l'existence de cet accumulateur vivant, sans plus de danger qu'un engourdissement du bras de quelques secondes et un petit choc à peine désagréable au coude. Il suffit d'ailleurs de choisir une torpille pas trop grosse dans le bassin affecté à ces expériences.

La torpille se pêche principalement au filet. L'été et l'automne, les pêcheurs à la senne, sur les côtes vendéennes, et à la garolle, sur les côtes des Landes, en ramènent quelquefois dans leurs filets. La nuit, il arrive souvent qu'on la confonde avec un turbot : il suffit de la toucher pour qu'une bonne décharge électrique permette au pêcheur de l'identifier sans erreur. Il faudra la saisir avec un linge sec et surtout bien se garder de vouloir la tuer avec un couteau, qui formerait un excellent conducteur. Il arrive parfois qu'on prenne une torpille en péchant à la ligne avec un hameçon assez fort ; l'appât sera le ver de sable, l'arénicole, le crabe mollet ou un petit poisson tel que l'équille ou le lançon. Sa chair est d'ailleurs médiocre et ne vaut pas la peine de la cuisson.

LARTIGUE.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 665