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Le bernard-l'ermite et son anémone

Quand un animal vit en liaison étroite avec un autre sans, pour autant, être son parasite, on dit qu'il vit avec lui en « commensalisme », ce qui signifie qu'ils mangent « à la même table », même si leur nourriture n'est en réalité pas la même. Ainsi l'oiseau pique-bœuf et certains bovidés africains, ainsi le poisson-pilote et le rémora qui, le premier libre, le second fixé par une ventouse, ne quittent pas le requin. Ainsi, surtout, les anémones de mer qui vivent sur les coquilles des bernard-l'ermite et ces crustacés eux-mêmes.

Nous avons vu (1) comment une certaine actinie (c'est le véritable nom des anémones de mer), Sagartia parasitica, se plante, bien droite, couronnée par la frange décorative de ses tentacules, sur les coquilles habitées par un pagure (c'est le véritable nom des bernard-l'ermite). Cette union est assez lâche, libre pourrait-on dire, en ceci que les pagures peuvent fort bien vivre sans anémone sur leur toit (bien qu'ils recherchent leur compagnie) et que l'on rencontre parfois Sagartia parasitica fixée sur un rocher.

Mais il est, dans nos mers, une autre union beaucoup plus étroite : celle d'une certaine espèce de pagure, Eupagurus prideauxi, et d'une certaine espèce d'actinie, Adamsia palliata. Ici, la fidélité est exemplaire : l'anémone n'est jamais isolée, elle meurt si elle n'est pas véhiculée par un bernard-l'ermite ; et il n'y a jamais qu'une seule anémone pour un pagure, pour l'excellente raison qu'elle prend toute la place sur la coquille.

On ne risque pas de confondre la Sagartia et l'Adamsia. Autant la première porte beau avec sa colonne bien droite, sa couronne frisée bien ronde, autant la seconde est informe avec son pied blanchâtre moucheté de carmin très vif qui enveloppe la coquille, qui l'enveloppe souvent complètement, comme le ferait un manteau (d'où son épithète palliata, de palliatum, manteau en latin). Son corps se plisse, se tord pour présenter la bouche au-dessous de celle du pagure et pouvoir ainsi recueillir les miettes de nourriture qui peuvent en tomber.

On comprend que, à ce point adaptée à la vie parasitaire, Adamsia ne se trouve jamais isolée sur une pierre. D'autre part, lorsqu'on la voit sur une coquille, on peut être certain que celle-ci n'est pas vide et qu'elle contient non pas le mollusque originel, mais un bernard-l'ermite, et toujours Eupagurus prideauxi, non une autre espèce. En effet, si le pagure meurt, l'actinie meurt aussi : si on la sépare de son associé en ôtant celui-ci de sa maison, elle s'en détache elle aussi, se fixe au fond de l'eau et ne survit pas longtemps à cette séparation, même si on la nourrit.

Eupagurus habite le plus souvent une coquille bien trop petite pour lui : il n'en change presque jamais. Pourquoi ? Mais parce que son amie Adamsia lui fournit un complément d'abri : elle entoure totalement la coquille avec sa large sole plantaire, elle prolonge même l'ouverture en un tunnel charnu ; et ce tunnel vivant se tapisse bientôt d'une cuticule membraneuse. Comme les deux associés grandissent ensemble, la demeure du bernard-l'ermite se modèle à mesure, et sur mesure.

(Ce dernier fait se retrouve, développé à l'extrême, chez un pagure de l'océan Indien, Paguropsis typica, qui n'a même plus de coquille : il est logé dans la concavité que forme la face plantaire d'une actinie, la petite coquille qui abritait le crustacé à l'origine finissant par se résorber.)

Mais, si Adamsia songe à son partenaire, elle n'oublie pas ses propres intérêts : elle se fixe en effet toujours sous le ventre de son hôte, leurs deux bouches se trouvant alors tout près l'une de l'autre. Aussi peut-elle profiter de toutes les proies dont s'empare le pagure : elle n'a qu'à recueillir les débris que laissent tomber les pinces en déchiquetant la nourriture. Et le chasseur, qui n'a pourtant pas l'humeur partageuse avec ses semblables, trouve tout naturel de lui laisser une part de son gibier.

Il s'est donc établi entre ces deux espèces un véritable mutualisme : le crustacé donne de la nourriture au cœlentéré (c'est le nom de l'embranchement zoologique auquel appartiennent les actinies, les méduses, les coralliaires), et le cœlentéré donne un abri au crustacé.

Les armes sont mises en commun : pour la défensive, venin urticant de l'actinie qui éloigne les ennemis; pour l'offensive, d'un côté ce même venin qui paralyse à distance les proies, de l'autre côté l'agilité des pattes du pagure et surtout la force de ses pinces. Il y a donc échange de services.

Comme il semble prouvé que les deux individus (surtout l'actinie) ne peuvent pas vivre l'un sans l'autre, certains naturalistes ont même écrit qu'il s'agirait là d'une véritable symbiose, c'est-à-dire d'une association ayant le double caractère de nécessité et de réciprocité.

Mais, pour expliquer l'ensemble des unions, libres ou indissolubles, entre actinies et pagures, l'étude du venin des actinies peut apporter quelque lueur.

Toutes les anémones sécrètent par leurs tentacules un poison paralysant. Quelques-unes possèdent en plus des orifices latéraux par lesquels elles peuvent expulser des filaments, appelés « aconties », véritables flèches chargées de cellules urticantes qui vont porter à distance leur action vénéneuse.

Or, il est curieux de le constater, Sagartia et Adamsia sont justement des animaux dont les aconties sont très développées. Ces filaments empoisonnés ne joueraient-ils pas un rôle déterminant dans l'association ? Le pagure ne rechercherait-il pas leurs moyens de défense et d'attaque ? C'est possible. En tout cas, ils constituent une arme utile, sans nul doute, à la communauté.

Mais le pagure n'est-il pas empoisonné par les aconties ? ... Nullement. Ses cousins, les autres crustacés décapodes, y sont pourtant très sensibles. Mais la race de ces pagures s'est immunisée à travers les âges contre ce venin et, à force de vivre parmi le poison, a fabriqué le contrepoison. Cela n'est pas une simple hypothèse, mais un fait d’expérience : si on injecte à un crabe une certaine dose de venin d'actinie, il meurt ; si, par contre, on a mélangé le venin à du sang d'Eupagurus prideauxi (et non d'un autre pagure), la même dose ne produit aucun effet grave. Le sang du pagure dont l'espèce est liée à l'anémone contient donc un contrepoison.

Voici encore plus extraordinaire ... Normalement, l'expulsion des aconties se produit dès que l'on touche l'anémone. Or, quand les pagures faisant équipe avec des Sagartia changent de coquille, ils ont beau les toucher, les palper, les saisir, les rouler, elles n'émettent aucun filament venimeux. L'anémone sait-elle qui la touche ? Connait-elle son associé ? ...

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français d'octobre 1951.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 697